Je voudrais vous parler d’un quartier

Il n’y aura pour ce texte aucune autre introduction que « je voudrais vous parler d’un quartier ». Je n’y avais pas remis les pieds depuis les attentats, au même titre que j’ai fuis République et sa place jusqu’au 3 décembre dernier, tremblante à l’idée de physiquement me rendre compte des témoignages et de l’hommage rendu aux victimes tout autour de la statut magistrale de cette place à présent piétonne.

Je ne me souviens pas avoir lu quelque part une fine description de la vie – triste paradoxe – qui règne de Faidherbe à Goncourt et République en passant par Voltaire. Peut-être aussi que je ne voulais pas vraiment le lire. Cet assemblage de grandes lignes droites n’est évidemment pas un simple quartier festif, malgré ses grandes enfilades de bars, de la rue Saint Maur en passant par la rue de la Roquette, la rue de Charonne, Goncourt et le reste. 

C’est un trajet que j’ai fait des centaines de fois, l’été, l’hiver, au printemps et à l’automne quand les feuilles jaunes et oranges jonchent les trottoirs. C’est un trajet que j’ai refait, de nouveau cette fin de semaine dernière, parce qu’il est pratique et parce qu’il est mien, parce qu’il est agréable et parce que je l’ai toujours fait, l’été, l’hiver, au printemps et à l’automne quand les feuilles jaunes et oranges jonchent les trottoirs. Pour ne pas perdre de vue que le quartier est encore, un petit peu, mon quartier, et qu’il n’appartient pas à ceux qui ont semé la mort sur leur passage mais à ceux qui l’habitent, l’habillent et le font vivre. En descendant depuis Faidherbe vers Voltaire, à l’angle de la rue Faidherbe et de la rue de Charonne, un peu plus haut que le Paris Hanoï, et en face de la rue Godefroy Cavaignac, il y a La Belle équipe, bar devant lequel subsiste encore un nombre impressionnant de bougies et de fleurs, des mots écrits ça et là, dans des pochettes plastifiées, souvenirs de collège ou de lycée. Bien sûr, encore, les gens s’arrêtent, les voitures au feu ralentissent et leurs conducteurs tournent la tête vers cet autel de fortune usé par la pluie et sans doute aussi par les larmes. En face, en remontant vers Charonne, il y a le palais de la Femme, un foyer d’hébergement appartenant à l’Armée du Salut, qu’on voit bien depuis le bus 46 qui descend jusqu’au Château de Vincennes. Ici on habite, on sort et on fait ses courses et, un peu plus loin parfois, on travaille – comme ça a été mon cas pour l’ensemble de ces activités. 

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Alors, bien sûr il y a les bars, le Cadran Voltaire, le Comptoir Parmentier, La Belle équipe, Les pieds sous la table, Les Funambules, Les Niçois, la Fée Verte et bien d’autres dont les noms échappent à ma mémoire, comme si elle refusait de me solliciter à l’heure où je parcours à pieds le chemin qui me mène à ma banque, restée dans le quartier depuis que je l’ai quitté il y a un an et demi. Mais pas seulement des terrasses.

En traversant en face de La Belle équipe, la rue Godefroy Cavaignac, qui dans mon souvenir était plus étroite qu’elle ne l’est réellement, mène à la place de la Mairie. Les impôts, une entrée du Monoprix juste à côté de l’endroit où sont chargées les courses de ceux qui se font livrer, une école aussi, un petit parc caché entre deux immeubles, qui, dans le quartier, ne sont pas bien hauts. Une boutique de bijoux sur le trottoir de gauche aussi. J’ai rarement vu des clients en sortir mais elle est toujours là – et les bijoux qu’elle vend sont de bonnes idées cadeaux. Dans l’autre sens, la presque parallèle de cette petite rue remonte vers Nation et le Comptoir Voltaire. Sur le rond point devant la place de la Mairie trônent les décorations de Noël, la petite station Autolib le jouxte et hébergeait fut un temps un SDF, aujourd’hui ses affaires n’y sont plus. Au croisement boulevard Voltaire et Avenue Parmentier je me suis demandée s’ils étaient passés devant chez moi, à l’angle de la rue Rochebrune et de l’avenue Parmentier, ceux qui ont abattu tous ces gens en terrasse. Ou s’ils arrivaient du boulevard Voltaire depuis Goncourt. Je me suis aussi demandée quand allais-je fondre en larmes. Je m’étais tenue à l’écart du quartier jusque là, mes seuls pas de côté auront été un déjeuner au Cambodge, grand frère du Petit Cambodge, un passage éclair à République avant de m’engouffrer, rapidement, dans le métro et une courte soirée au Toucan, à l’angle de la rue de Malte et de l’avenue de la République. Me faisant bien comprendre que si j’ai, pour moi, ce choix d’évitement, d’autres ne l’ont pas.

Sur la place de la Mairie, accroché au dessus de l’immense entrée flotte un grand Fluctuat nec mergitur, les piétons, les vélos et les voitures circulent autour de la mairie, par ces deux artères, dont l’une mène à Goncourt et l’autre à République en passant par le Bataclan. L’enfilade de taxi au pied de la mairie, là depuis toujours et dont on a toujours pas compris ce qu’ils attendaient, là, loin de gares et des lieux touristiques, est encore pleine ce matin. Quelques drapeaux français flottent aux fenêtres des appartements. À cet endroit où les passants passent et les transports circulent faisant naitre un flot de voyageurs descendant et montant en rythme. Les nounous, les retraités, les enfants et les chiens avancent, regardent les vitrines, s’arrêtent devant chez Nicolas, certains poussent des poussettes, d’autres des caddies à roulettes. Les habitants du quartier investissent les trottoirs et les boutiques, encore et encore. 

Dans le quartier aussi, c’est fou ce que les gens mettent sur le long des entrées d’immeuble, toute l’année. Alors qu’un manteau de neige recouvrait la chaussée et le reste, une année, j’avais trouvé en rentrant à pieds du boulot, un superbe fauteuil en osier. Une autre fois deux chaises. En dehors de la brocante annuelle organisée par une association qui recueille des chats errants pour les faire adopter, les rues du quartier regorgent de choses et d’autres circulant d’appart en appart au gré des changement de mobilier. C’est fou tout ce qu’on peut y trouver.

À la terrasse de mon QG dans le quartier où j’ai logé mon bureau pour la matinée, le barman échange quelques mots avec un client régulier qui ne l’avait plus été depuis le vendredi 13 novembre : « les Parisiens sont des durs à cuire, après les attentats on faisait terrasse pleine. Il faut continuer à aimer. Pour rien au monde je changerai de ville, c’est hors de question. » Je souris, il doit sans doute avoir raison.

Quand on se dirige vers le métro Parmentier, sur l’avenue éponyme, à droite il y a un coiffeur, et puis une boucherie aussi – hors de prix mais d’une excellente qualité – un peu avant un boulanger dont les pâtisseries ne sont extraordinaires mais qui, le dimanche matin, voit débarquer une horde de clients, à l’heure du brunch un peu avant midi. Une librairie Oxfam a élu domicile sur une rue perpendiculaire à l’avenue, reprenant au gré des tris des habitants du quartier livres et manuels. Sur la gauche, la rue Lacharrière, parallèle à la rue Saint Ambroise – rue de l’ancien lieu de rassemblement de Julien Coupat – descend vers l’Église Saint Ambroise, qui draine croyants ou non au moment des mariages et enterrements. Le café de l’angle a été transformé en un bar moderne et est métamorphosé mais juste à côté, l’épicier pakistanais est toujours ouvert. Le kiosque surplombe la bouche de métro, un adorable vendeurs de journaux, avec qui échanger, avant de descendre dans les entrailles de Paris, a toujours été un plaisir que j’espère partagé. J’imaginais reculer encore le moment où je pensais passer devant le Bataclan. D’ici rejoindre République à pieds peut parfois prendre autant de temps que de descendre dans le métro, ligne 9. Une fois lancé, c’est plutôt facile de continuer de marcher quand on a un peu de temps. Mais il m’a fallu beaucoup de courage pour repasser par ces lieux quand on y habite plus mais qu’on y a vécu.

En prenant le boulevard, sur la droite à l’angle de la Société Générale, on remonte vers le Bataclan, larges trottoirs et dense circulation qui se déverse sur la place de la République. Ce n’est pas celui qui arrive au niveau de l’ex-librairie L’arbre à lettres, nouvellement Librairie l’Acacia, d’un conseil précieux quand on se sait pas quoi acheter. Mais la presque parallèle, étoilée, autour de la République. Sans surprise, mais avec le choc caractéristique de celle qui revient pour la première fois où ses pas ont foulé les rues du quartier, les abords du Bataclan sont jonchés de fleurs et de bougies, de mots et d’objets. Le temps semble s’être arrêté et on comprend la difficulté des riverains à « passer à autre chose« .

À mesure qu’on approche du Bataclan, les piétons ralentissent le pas, et, devant La Poste, certains s’arrêtent. Je fais de même, n’imaginant pas jusqu’alors passer devant pour rejoindre République, à pieds comme je l’ai toujours fait ou presque. Mes pas m’ont amenée, de façon automatique, sur ce chemin connu qui n’aura, à présent, plus jamais la même saveur et la même légèreté. Un flic fait circuler les piétons qui stationnent à l’entrée du passage Amelot à l’angle du Bataclan – là où a été filmée la vidéo du journaliste du Monde -, des voitures sortent de la ruelle. Les gens, la plupart encore sous le choc, silencieux, écrivent quelques mots sur des feuilles A4 pour les déposer, encore et encore. Certains pleurent, d’autres se serrent dans les bras ou se tiennent par la main, d’autres encore regardent comme hypnotisés les hommages nombreux, ne sachant pas vraiment à quel moment réaliser l’atrocité qui s’est produite il y a quelques semaines maintenant. Aussi, l’ambassade du Chili a déposé une couronne sur le trottoir d’en face.

Alors que mon cerveau comprend à présent où je suis arrivée, je me rends compte de la force qu’il va falloir à présent déployer pour que mon vendredi 18 décembre reprenne son cours, comme celle que le quartier, un peu plus haut, semble en surface avoir retrouvé. Mais plus d’un mois après, les riverains en parlent encore, ceux qui font le quartier, ceux qui le rendent tel qu’il est, les fleurs devant les lieux des attentats témoignent encore du soutien des anonymes. Et à l’heure où les cellules d’aide psychologique voient affluer encore et encore ceux qui ont souffert directement ou indirectement de cette horrible soirée, moi, qui n’ai pas été touchée par le décès d’un proche par un miracle que je n’explique pas compte tenu de la probabilité qu’un de mes amis y soit, je prends vraiment conscience du chemin qu’il leur reste à parcourir avant d’aller, si ce n’est bien, mieux.

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