S’aimer et se séparer

On avait rêvé toutes les deux que tu puisses lire mon plus beau roman, le dernier après les précédents. On avait rêvé qu’il parlerait de la mer, on en avait souri là sur ton canapé, on était trois, toutes liées à la même chose, une sorte de désir de vivre et de rire ensemble, affronter les courants, le vent et les embruns qui couvrait nos visages à chaque échappée belle. On pensait qu’on était invincible, que rien ne pouvait nous arriver. On aimait ces galettes sur le port et on partageait nos parts de gâteaux en marchant toutes les trois sur le bord de plage désertée par les rares touristes d’été, on chantait à tue-tête dans la voiture familiale. On avait la vingtaine et on en avait vécu le double peut-être.

En vérité, on a jamais eu l’occasion de lire ce roman que personne n’avait relu. On voulait disperser les pages à la mer une fois qu’il aurait été publié. Je n’avais pas été jusqu’au bout, j’avais repris un job au début de l’automne, un truc un peu chiant mais qui me permettait de manger. Un job alimentaire tu disais. On avait quelques centaines de kilomètres de distance et depuis tu me manquais physiquement, je veux dire que ne plus partager ton quotidien était intenable, je n’écrivais plus je me contentais de travailler pour m’acheter mes cinq fruits et légumes. Moi aussi j’ai arrêté les pizzas tu m’avais glissé au téléphone la semaine dernière. Entendre ta voix était de plus en plus douloureux, j’avais cette impression sourde que plus le temps passait et plus je tailladais les racines qui me faisaient tenir debout.

Je ne pourrais pas continuer comme ça, je t’avais dit. Tout en moi explose étouffe hurle et pleure. Je ne suis pas d’ici.

Tu n’es de nulle part, tu es partout et ailleurs. Reviens. Ne reste pas là-bas. On a pas le droit de séparer deux soeurs comme ça, tes bras et tes rires me manquent comme rien d’autre ne m’avait manqué jusqu’à présent.

Ma colère s’était muée en tristesse sourde quand j’ai raccroché. On s’était trouvées tard et on s’était séparées pour le restant de nos vies. On prenait de nos nouvelles respectives souvent, tout le temps, on avait plus de besoin de se parler quand on se voyait, les premières minutes sentaient les larmes de joie et les rires de nervosité. Et à chaque fois que je prenais le train en sens inverse la douleur était de plus en plus forte, les lunettes de soleil ne me protégeaient plus de cette absence brutale de ton quotidien. J’avais une peur panique que tu m’oublies, que je n’existe plus à mesure que les jours de nos vies défilaient. Je débarquais quelques jours, une simple valise à la main, tu venais me chercher sur le quai et on ne se quittait plus jusqu’à mon départ, une poignée de souvenirs plus tard. Quand je montais dans le wagon, je refusais que tu restes au soleil à attendre que le train parte, qu’il quitte le quai comme on m’arrache à mon pays, ce pays dans lequel je n’étais pas née mais qui gardait de moi ce que je lui avais donné et qui me remplissais de ce que je n’étais plus alors que j’étais repartie. J’étais vide une fois ailleurs. Je n’étais plus moi, je retrouvais un rythme qui chaque jour me faisait de plus en plus peur, je perdais cette notion de temps si propre à une adéquation avec ce que je ressentais.

Tu pourrais tout plaquer et revenir, tu pourrais abandonner ce que tu as là pour me rejoindre, construire ce que tu construis mais en mieux et ici.

Je ne suis pas d’ici, je ne suis de nulle pas, je suis ailleurs. J’ai longtemps cherché qui j’étais et d’où je venais, quelles étaient les raisons qui faisaient que mes fondations s’étaient établies sur du sable qui s’affaissait de plus en plus. J’ai cessé de me fatiguer à tout retourner à toujours chercher des pourquoi et des comment, à répondre à des questions qui ne valaient plus la peine d’être posées. J’avais depuis nos retrouvailles déposé ma colère ailleurs et mes rancoeurs étaient parties bien loin de la personne que j’étais devenue, je ne comptais plus trouver en quelques uns la chaleur que je ne parvenais pas à créer. Et puis ce départ.

Comme souvent j’ai dit que je viendrai te voir. Mais en vrai j’ai peur de ne pas avoir ce courage.

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