Dans ce tube

Le regard pétillant, je te regardais jouer avec les mots comme on joue avec des perles. Tu enfilais une à une des sonorités qui formaient, associées les unes aux autres, de jolis morceaux de musique. Tu vivais ta vie à cent à l’heure. Le week-end breton semblait avoir eu lieu il y a une éternité alors que quelques jours seulement avaient passé et j’avais mal vécu ce retour à la terre ferme, loin de cette pause que nous avions fait toutes les deux. Ta vie reprenais son cours, un peu sinueux, un peu fou, jamais très droit mais qui te passionnait tellement.

De loin on pourrait croire à une grande tirade, une belle déclaration d’amour, telle qu’on ne voit plus. De loin, ça ressemblait à ce que font les amoureuses quand elles s’aiment beaucoup trop fort. De près, j’étais simplement là et toi aussi. C’était fluide, c’était simple, c’était juste évident. Nous étions rentrées en voiture le dimanche soir, loin de considérer que dimanche était un bon jour pour rentrer mais avions-nous le choix ? La foule de parisiens sur le périphérique m’avait donné cet urticaire, caractéristique d’un blues de veille du lundi, exacerbé par ce week-end passé à regarder l’océan et à rire sur nos vies qui allaient se séparer, les larmes coincées au fond de nos gorges. Rien de très méchant, rien de nostalgique, beaucoup de « comment vais-je faire sans toi une fois que tu seras partie ? ». Tu me répondais que j’avais une famille, que je délaissais en ce moment et que mes enfants m’attendaient certainement quand je ne venais pas les chercher à la sortie de l’école. « Ils t’attendent pas seulement physiquement. Ils t’attendent aussi dans leurs têtes. Ils pensent peut-être que tu ne reviendras pas, que tu les as oubliés à vie. » Je n’aimais pas ta façon de dire les choses crûment, comme ça. Oui peut-être que mes enfants ne comprenaient pas la manière dont je m’occupais d’eux ces derniers temps. Mais j’en perdais la tête aussi. À force. Et puis toi aussi. Tu avais abandonné les tiens. On avait bu, on avait mangé, on avait ri aussi. Ces deux jours loin de tout m’avaient fait le bien que je cherchais dans le lit des autres. Et puis toi aussi.

J’avais ramené les enfants chez leur père après l’école et avais été directement dans le parc te chercher, perchée sur ton banc. Ma fille m’avait parlé quelques minutes dans la voiture, je n’avais pas écouté, je ne parvenais pas à l’entendre, ses phrases n’arrivaient pas à mon cerveau. Tu étais déjà assise à brasser de l’air avec un monsieur à côté de toi. Il ne manquait qu’un pigeon à vos pieds et le tableau aurait pu être complet. Je ne pouvais pas savoir de quoi tu lui parlais mais il buvait tes paroles, comme moi je pouvais le faire et comme tous les autres aussi. On avait des choses à faire et je n’étais pas en avance, tant pis pour les excès de vitesse dans les rues de Paris même si tu avais horreur de ça. « Il vaut mieux arriver en vie qu’à moitié mort sur un brancard », tu disais.
Je t’ai fait signe, de loin, pour que tu me rejoignes et en moins de trente secondes tu as quitté le vieux monsieur sur votre banc, je t’ai serrée contre moi. Avant d’aller vérifier l’état de ton cerveau.

Dans la voiture tu n’as pas arrêté de critiquer l’homme que j’avais quitté quelques mois plus tôt, pour des raisons qui te paraissaient obscures mais qui n’étaient que clarté chez moi. Tu n’appréciais pas ce que j’avais vécu avec cet homme empêtré dans ses contradictions. « Peut-être qu’il n’aime pas tes enfants, mais sinon à quoi bon s’acharner à vivre avec quelqu’un d’aussi égoïste ? Combien de fois Emma m’a dit qu’elle n’aimait pas ce type ? ». Emma a quatre ans et ne peut pas décider pour moi de ce que je dois faire ou pas et qui je dois aimer ou pas. C’est un autre problème que ça, autre chose que son aversion pour mes enfants, ça n’a rien à voir j’essayais de t’expliquer. « Alors il est juste trop con » tu as répondu. J’ai souri. Parce que tu avais raison dans le fond. Le rire d’Emma était trop cristallin et trop enfantin pour être la cause de nos malheurs. « Passe à autre chose, sérieusement, retrouve ton équilibre d’abord, mais passe à autre chose. Tu as les enfants, un boulot, un appartement plutôt sympa. Je ne vois pas pourquoi tu te forcerais à être malheureuse avec lui. Si Emma avait été la cause de vos problèmes, la laisser chez son père aurait été une solution. Vous avez essayé, ça n’a pas marché. CQFD ». Ta clairvoyance m’agaçait, c’était pénible parce que l’esprit radical dans lequel tu évoluais te permettait de faire glisser sur toi ce qui pouvait t’atteindre et au premier rang des problématiques, les ruptures sèches passaient comme l’attachement était arrivé : bien vite. Je ne fonctionnais pas comme toi, mais alors vraiment pas. « Tu es un peu attachiante parfois », je t’avais dit alors que nous arrivions sur le parking de l’hôpital. « Pas qu’un peu ! Mais je suis comme ça. On m’accepte ou pas mais je suis comme ça ». Tu n’avais pas regardé la vitesse du compteur de la voiture et c’était tant mieux.

En descendant, j’ai regardé l’heure, nous avions deux heures devant nous avant que je ne sois en retard pour aller chercher les enfants chez leur père. Pas plus de trois heures m’avait-il précisé, il attendait sa nouvelle compagne pour diner et ne voulait pas gérer les enfants quand elle arriverait. Finalement, les petits étaient trimballés d’une demie famille à l’autre sans que jamais ni lui ni moi ne montrions un attachement assez fort pour qu’ils ne passent pas après le reste. C’est triste j’ai pensé. Je t’ai laissée aux admissions dans le hall pour fumer dehors, près du panneau « hôpital sans tabac » et tu es revenue rapidement vers moi avec tes étiquettes autocollantes à fixer sur le dossier du service radio. « On va attendre là-bas », tu as dit en montrant du doigt une salle pleine de néons au plafond. C’était la première fois que je remettais les pieds dans un hôpital après la mort de mon grand-père. C’était temporellement très loin. Nous nous sommes assises. Aucune de nous deux n’avait le coeur à parler. Tu avais une peur qui remontait dans tes yeux. Je t’ai serré la main. Tu t’es allongée sur mes genoux et tu as fait mine de dormir en attendant qu’on t’appelle. Le temps s’était étiré, les minutes n’avaient plus de sens. Je n’avais pas envie, égoïstement, d’être là. Ce que j’ai pensé là, à ce moment là, c’est que je n’aurais jamais voulu te connaitre, pour ne pas avoir à vivre cette attente-là, avec toi, je l’ai regretté aussitôt pensé. C’était ma façon à moi de me défendre, pardonne-moi.

Les patients comme toi attendaient leur tour, les uns lisant les magazines datés posés près de nous, les autres jouant avec leur téléphone. On captait la 3G, j’avais vérifié. J’aurais bien tweeté, mais quoi ? Qu’est ce que j’aurais pu raconter de notre attente, qui aurait pu comprendre ce que nous vivions et surtout comme préserver le fait que tu abhorrais les réseaux sociaux sous toutes leurs formes ? J’avais bien essayé de t’initier à Instagram, « pour l’instant » j’argumentais, pour le partage des moments, mais tu m’avais rétorqué que ces moments nous appartenaient à l’une et à l’autre et que rien ne justifiait que j’en fasse partager mes 159 « amis » sur Instagram. Alors je suis restée bloquée avec le téléphone à la main, à lire les courts messages de gens que je suivais. J’avais pourtant envie de leur dire. De leur expliquer. Je n’aurais que parlé dans le vide.

Et puis l’infirmière a fini par t’appeler et tu t’es glissée dans une autre salle pour être perfusée. J’avais l’impression que tu avais disparu et que nous ne nous reverrions jamais. J’ai appelé le père de mes enfants.


À l’origine de ce texte, il y a ce texte-là. Finalement, comme les idées sont venues les unes à la suite des autres, le tout deviendra quelque chose de plus long. Ou peut-être pas.