C’est comme une cocotte-minute, une bombe, quelque chose qui enfle et prend de plus en plus de place, éreintant la patience de l’homme fatigué et amoindrissant ses velléités de bataille. C’est une guerre sans merci contre l’incapacité à la fois de se défendre et de se battre face à l’immobilisme mortifère d’une bande de preneurs de décisions. Il lui semblait qu’il était nécessaire de faire quelque chose pour se sortir de sa torpeur et de cette situation incroyablement méprisable pour l’ensemble de ses collègues. Quel homme pouvait être celui qui, subissant à son tour, laissait les autres se démener pour ne pas sombrer sous les injonctions contradictoires ? Certains s’en accommodaient pour d’étranges raisons mais pas lui. Des années de servitude avaient annihilé sa capacité à savoir si l’origine des problèmes, c’était lui ou son supérieur. D’aucuns diraient que ce pauvre homme n’avait de toute façon pas la possibilité de faire autre chose que ce job de merde. Et ils auraient raison.
Et alors ? « À partir du moment où on est homme honnête droit aimant et tout ce qui va avec on a droit au respect » assénait le cinquantenaire à qui lui disait que son job était pourri. Il ajoutait souvent que ce n’était « pas le cas de tout le monde mais que c’était au moins le sien« . Une grande humanité dans les yeux de ce type qui pourtant avait régulièrement encaissé les défections de certains de ses collègues d’infortune. C’était celui qui refusait de la fermer, parce qu’il n’avait plus rien d’autre à perdre que le peu de dignité restante.
Au tribunal c’est à peu près ce qu’il avait bégayé dans une veste trop grande pour lui, neuve achetée pour l’occasion. Il avait aussi ajouté qu’il ne comprenait pas pourquoi ce genre de chose n’arrivait pas plus souvent. Les psys l’ayant trouvé psychologiquement stable, la complexité de Laurent trouvait sa source dans ces deux dernières années d’humiliation et d’absence de vision de l’homme qui dirigeait l’équipe de manutentionnaires du hangar 2 de la zone d’activité commerciale. Loin de considérer l’urgence de la situation face à un potentiel grain de sable dans la machine, le type chargé de la cohésion des trois équipes, qui tournaient toute la semaine et la nuit et les weekend, avait assis sa domination avec perfidie. A la manière d’un bâton qu’on envoie à un chien, l’homme lançait un bout de bois à travers le champs, quelquefois, pour laisser un peu de liberté et puis faisait parfois mine de le jeter et regardait hilare l’animal courir. Subtilement.
Beaucoup l’avait perçu mais comment fait-on face aux dérives d’un organigramme ? Quelles réactions attend la direction ? Qui allait-on croire ? Petit à petit l’équipe disloquée s’est isolée du reste du personnel. Petit à petit, Laurent s’est isolé de lui même pour éviter de ressasser ce qui le faisait souffrir. Mais sa colère n’était pas moins grande et l’humiliation quotidienne aggravait l’ensemble de ses façons de réfléchir.
À la barre, il racontera s’être senti comme un animal piégé. Les yeux dans ceux de sa femme, assise dans la salle, il démontrera le sens bien particulier du « piégé comme un rat » : « j’étais, vous savez, comme dans un piège qui s’était refermé sur moi au fin fond du bois, un renard dans un piège, la patte coincée et la douleur qui irradie. Qu’est ce que je pouvais faire ? Me vider de mon sang et me laisser faire ou abattre le membre blessé et malade ? »
La présidente sans un regard pour cet homme déchiré entre sa conscience et cette nécessité vitale de se sauver la vie avait asséné le coup de grâce. « Vous auriez pu en parler à vos supérieurs, aux syndicats » avait-elle lancé.
Mais Laurent savait bien comment ça se passait dans ces cas là. Et il avait renoncé à se faire aider par des gens qui n’auraient rien compris ou tranché au regard de leur situation toute personnelle. Alors que chaque jour aller travailler relevait de l’exploit, Laurent s’était fait à l’idée qu’il n’avait pas le choix et qu’il lui fallait patienter jusqu’à ce que l’un des deux perde. Déposer les paquets sur le tapis roulant, plier les cartons, ajuster le son de son baladeur MP3 gagné à la kermesse de l’arbre de Noël il y a deux ans, regarder Marianne une jeune collègue avec qui il s’entendait bien et qui prenait le même train que lui pour aller travailler et lui sourire tristement. Concentré sur ses tâches ce jour-là, il n’avait pas entendu arriver deux de ses collègues qui venaient le chercher pour la pause déjeuner. Mal rangé dans sa poche, le baladeur avait glissé et s’était brisé sur le sol qui n’était pourtant pas si loin du point de chute. « Encore un truc pas solide » avait murmuré pour lui même l’homme qui ravalait ses larmes d’épuisement. Il avait attrapé son manteau en faisant en même temps un signe de la main à Marianne. Son regard avait croisé celui du chef. L’homme arrivait vers lui, ses collègues attendaient à ses côtés, cherchant à savoir ce que le type leur voulait. « Vous pouvez y aller tous les deux, je vais voir Laurent, il faut que tu finisses ça, ça et ça aussi. Tout doit partir avant 14 heures. »
En parlant il avait désigné des tas de cartons à plier et des bouteilles et autres objets à glisser dedans. Le regard rieur et bien conscient de l’impossibilité de telles tâches – ou la possibilité au détriment de la santé physique et morale de Laurent – il tournait déjà le dos au trio. Et la bombe si prévisible avait explosé.
Le chef ne s’était même pas méfié. Pas une seconde il avait songé à la puissance de l’homme qu’il méprisait par son peu de responsabilités et la taille microscopique de son salaire. Non plus à la haine que pouvait développer un salarié constamment placé en situation d’échec. Ni même son esprit s’était arrêté sur la possibilité qu’un contrat – quand bien même il était avant tout signé à un salarié – pouvait être rompu par les deux parties. Pire il avait sous-estimé que les blessures répétées de ses attaques sur le petit personnel allaient provoquer sa mise hors d’état de nuire. En moins de trois secondes, Laurent avait attrapé une énorme clef qui servait à la maintenance du Fenwick et déjà l’avait lancé sur le crâne de leur chef. Qui s’était écroulé instantanément. Le bruit de la clef qui heurte le sol quasi en même temps que la tête de leur chef n’avait pas réussi à sortir les salariés présents à ce moment de leur torpeur avant d’aller déjeuner. Certains témoins direct raconteront l’incompétence crasse de leur chefaillon au procès mais peu se présentèrent spontanément aux enquêteurs, on est courageux ou on ne l’est pas. Et aucun n’était non plus allé au chevet du convalescent pas plus qu’ils n’avaient bougé vers lui plusieurs poignées de secondes après qu’il se soit écroulé. Laurent avait agi mais tous l’avaient frappé.
Comprenant ce qu’il venait de faire, l’impuissant regret qui l’avait alors submergé n’avait rien changé et le soulagement qu’il avait alors ressenti ne s’était pas immédiatement mué en terreur. Assis à même le sol, Laurent avait encore la tête dans les mains quand les hurlements du secrétaire à la vue de l’homme allongé par terre, inconscient. Il avait encore encore la tête dans les mains quand les gendarmes sont arrivés et l’ont cueilli, là, après.
Patients, les flics qui l’avaient interrogé comprenaient l’urgence de sa situation. Au commissariat de Lainvilliers, on savait ce que management erratique signifiait et on avait bien conscience que l’homme avait frappé l’origine de ses problèmes, réellement, physiquement. On pouvait aisément envisager que petit à petit les décisions absurdes au détriment de la santé physique et morale de Laurent – et d’autres qui réagissaient différemment ou ne réagissaient pas, question d’équilibre des bénéfices secondaires – avaient transformé la façon de penser du salarié au point de ne plus pouvoir distinguer le bien du mal. À la question « regrettez-vous votre geste« , il avait répondu qu’il n’en savait rien : « Peut-on regretter un tournant aussi décisif que celui-là ? Peut-on vraiment se dire que j’ai mal agi parce que j’ai craqué ? Depuis des semaines, quand je ferme les yeux, je me vois un fusil à la main. C’est moi que je vise et je sens la déflagration, je sens le choc. » L’aisance avec laquelle ce gentil garçon s’exprimait contrastait avec à la fois son job et son niveau de diplôme, ce que n’avait pas manqué de faire remarquer son avocat, qui parlait de lui comme d’un type cultivé, bien, sans autre ambition que de bien faire son boulot, tranquillement, et qui passait son temps à regarder des docus sur Internet.
Sa femme avait témoigné longuement. Droite comme un i elle avait péniblement ânonné les derniers jours précédents l’acte de son mari. « Il était devenu l’ombre de lui-même, pleurant pour rien, à deux doigts de gifler sa fille pour une glace qu’elle n’avait pas terminée. Je crois que mon mari a disjoncté au sens propre du teme. Et le pire c’est que je ne pouvais rien faire » a expliqué celle qui essayait de rassurer un homme qui, en travaillant, avait perdu pied. « C’était des sables mouvants, une sorte de marécage. Et aucun de nous deux n’avait la solution. Je ne travaille plus depuis mon accident et Laurent assure pour deux » continuait tremblante l’ancienne comptable qui avait tout perdu ou presque le jour où un chauffard avait percuté sa mobylette huit ans auparavant. Accident de la vie.
Elle avait vu son mari se renfermer, impuissante, avec comme seule possibilité de venir se loger contre lui les soirs où il ne trouvait pas le sommeil, pour l’apaiser, pour le calmer, pour qu’il s’endorme. « S’il n’avait pas fait ça, je suis sûre que quelqu’un d’autre l’aurait fait » avait-elle asséné. Quelqu’un d’autre. Laurent avait refait trois fois le film dans sa tête. « Qui aurait pu perdre pieds avant moi ? » Personne sans doute. « Il faut du courage pour se libérer de cette manière » avait lancé Marianne à l’avocat qui lui avait demandé si elle avait pu y penser aussi.