Beaucoup de choses ont déjà été dites, beaucoup de choses ont déjà été écrites. Et pourtant toujours cette sensation – loin d’être définissable ou tangible – et ce gout amer que quelque chose m’a échappé, quelque chose que je n’ai pas compris et que mon cerveau refuse encore de formuler. Quelque part, dans une société dite démocratique, en plein coeur d’une grande ville, peu importe que ce soit la capitale ou non, des hommes en ont tué d’autres pour venger un prophète qu’ils ont cru souillé par des dessins de journalistes.
L’indicible, l’horreur et ce que l’être humain peut faire de pire vient de se produire : ce non-retour, cet aller simple pour douze personnes ayant le point commun d’avoir été à proximité des locaux de Charlie Hebdo ou partie prenante d’une conférence de rédaction. Quiconque a déjà assisté à une conférence de rédaction sait à quel point le moment est sacré. Quiconque n’y a jamais assisté peut deviner l’importance de l’instant où les idées deviennent angles et où les discussions les plus tenaces pour défendre un sujet s’engagent. Lieu de véritables négociations parfois, la conférence de rédaction est aussi ce solennel moment où les hiérarchies s’imposent ou s’échappent et où chaque journaliste présent va défendre son bout de viande dans un monde où les rapports de force dominent. C’est au coeur de ce noeud que se cristallisent toutes les tensions d’une rédaction tout comme s’annoncent les grandes avancées ou les petites nouvelles. C’est une charnière pour un journal et c’est aussi le point de rassemblement physique des journalistes : la majorité y assiste, pas tous, pas toujours mais à ce moment-là, le plus grand nombre est présent. Un jour des hommes ont décidé de faire taire le plus grand nombre de la rédaction de Charlie Hebdo. Un jour ils ont pénétré les locaux du journal satirique pour faire feu sur le plus grand nombre de l’équipe au moment de la conférence de rédaction. Nécessairement c’est sur ce point que mon cerveau déraille, bégaye mais surtout ne comprend pas comment on peut en arriver là, calcul froid du moment où ils pourraient trouver une majorité des journalistes. Corroboré par la manière dont ils ont aussi abattu Ahmed Merabet, policier à terre.
Et puis – avant ce dramatique mercredi – je me souviens m’être interrogée sur les bougies que l’on dépose au pied d’une statue. Pourquoi ce geste ? À quoi bon ? Hier, en fin de journée, place de la République, j’ai compris. Le besoin de passer de la colère à la compassion, des larmes au soutien et la nécessité de rejoindre d’autres semblables, qu’ils soient touchés par conviction de liberté de la presse, par soutien à Charlie Hebdo ou tout simplement en tant que citoyen. Et derrière chacun présent on peut se dire qu’on est pas tout seul à penser que l’horreur ne devrait jamais avoir eu lieu.
Il restera l’incompréhension. Alors malgré toutes les récupérations politiques, les prises de positions partisanes, peut-être est-il temps de se dire que les réactions se doivent d’être humaines et citoyennes avant tout le reste. Avant les écharpes tricolores ou un logo de parti accroché au veston. Parce que des journalistes ont été assassinés, en France, en 2015, alors qu’ils étaient en train de fabriquer le prochain numéro de leur journal. Parce que des flics ont été assassinés, en France en 2015, par des hommes qui venaient d’assassiner des journalistes.
Ajout du 10 janvier : ce qui vaut pour les partis politiques vaut aussi pour les syndicats, tout autant politisés.
Notre discours est inadapté en grande partie à la réalité du XXIème siècle … il est vieux de plus de 2000 ans ce qui entraîne des concepts « incomplets » voir superficiels et souvent faux … Un nettoyage de la situation verbale serait nécessaire, mais serait-il applicable et respecté ? J’en doute…