Tous les soirs je me dis qu’il faut que je sois fort, qu’il faut que je tienne, qu’il faut que je résiste sinon ils auront gagné. Tous les matins c’est la même chose : en peinant à sortir de mon lit, je me dis qu’il faut que je sois fort, que perdre le combat que je mène serait catastrophique et qu’il faut que je tienne sinon ils auront gagné, ils auront eu ma peau.
Je fais mon possible pour dormir dans de bonnes conditions, 17 degrés dans la chambre, mitoyenne de celle des enfants. Aérer une fois par jour avant d’aller dormir, penser à ne pas trop se couvrir, préférer de la musique douce à un film pour éviter de stimuler le cerveau avec l’écran. Manger léger.
Hier soir encore j’ai mangé quelques légumes et du fromage frais de type brebis disait l’étiquette. Les enfants affamés ont dévoré une pizza à deux quand ma femme a fait réchauffer un gratin dauphinois. Et moi avec mes pauvres légumes j’attristais ma soirée, emmuré dans cette solitude des gens coincés en plein de cœur de la grandeur et de la vaste étendue d’une vie. De leur vie. 21 heures, l’heure d’aller s’allonger avec un livre et de la musique classique – enfin ça y ressemblait : j’avais mis une compilation de musique de films dans la chaîne hifi. Il ne me semblait pas avoir dit plus de trois phrases, peu importe l’interlocuteur, depuis que j’étais rentré. Qu’importe je m’étais donc retiré dans la chambre. On dit la pauvreté d’esprit de la classe moyenne, on dit l’étroitesse de nos vies mais on ne pense jamais à la façon dont nous sommes riches d’autres choses, de sentiments, de passion, d’amour. En vrai je savais que j’essayais de me rassurer, engoncé dans un boulot minable qui faisait passer le temps – littéralement puisque je n’avais rien à foutre, bien longtemps que le placard dans lequel mes collègues et moi engluait nos 7,4 heures de la journée. En vrai je savais que même avec tout la bonne volonté du monde additionnée à la mienne, je n’avais aucune chance de sortir la tête haute de la situation. Longtemps je critiquais ceux qui comme moi vivent pour attendre que le temps passe en s’abstenant de chercher une solution pour ne pas y passer. Aujourd’hui que je le vis, je comprends à quel point nous sommes tout petit face à l’immensité de la société qui tourne grâce à nous mais sans nous.
On dit le côté beauf de la petite classe moyenne mais on ne dit jamais à quel point le marécage nous maintient dans cet état la. Ma femme dit que j’ai baissé les bras. C’est faux, je teste un peu des choses pour vivre mieux cette activité intellectuelle réduite à son minimum, nuance.
Tous les matins le réveil sonne à 6h52, vestige d’un horaire de bus que je prenais petit. Nostalgique – j’en ai bien conscience – j’ai réglé mon réveil sur huit minutes avant sept heures pour ne jamais oublier d’où je viens. Bref. Comme tous les matins que le réveil sonne, je le coupe le dimanche, je vais d’abord grogner contre l’heure – trop tôt à mon goût – me retourner et attendre que ma femme me pousse hors du lit. Avec une tonne d’amour, elle va encourager le type minable que je suis à aller chercher un salaire à peu près à la hauteur de l’estime que je me porte. Faible donc mais qui nous permet de joindre les deux bouts.
Joindre les deux bouts c’est marrant comme expression quand on sait que parfois les deux bouts qu’il faut joindre c’est avec soi-même : mon cerveau et mes bras et mes jambes. J’avoue qu’il m’arrive de m’éparpiller et de chercher où en suis et que c’est à ce moment que revient ce gimmick « il faut tenir pour joindre les deux bouts« . Joindre les deux bouts ça veut dire qu’une fois le loyer payé, il faut déduire les (faibles) impôts prélevés directement sur nos comptes, la taxe d’habitation, l’assurance de la maison, celle de la voiture, la cantine des enfants, nos mutuelles, le crédit pour le frigo (oui oui), le sport pour le petit, la nounou pour les soirs où on rentre trop tard et nos abonnements téléphoniques et internet. On aurait bien voulu supprimer la nounou, enfin la fille de la voisine, mais franchement on était jamais à l’abri de finir trop tard pour aller chercher les enfants. Et après ça. Il reste de quoi manger. Puis c’est tout. Parfois on met de côté pour essayer de partir en vacances mais sans grande conviction.
C’est ma femme qui s’occupe de gérer les comptes les dépenses et les courriers administratifs à faire, les factures impayées à payer. Je suis comme le mec du gouvernement, là, qui payait pas ses impôts parce qu’il a une phobie. J’ai la même phobie – la boîte aux lettres aussi m’angoisse beaucoup – mais parce que j’ai toujours peur de ne pas avoir les moyens de payer. Et c’est pour tous les courriers automatiques qu’on reçoit et qui disent en tout petit en bas « ne tenez pas compte de cet avis si vous avez déjà réglé la somme« . Moi ça me stresse et même si j’ai déjà payé, l’adrénaline ou je sais plus trop quel truc est déjà monté jusqu’à mon cerveau et la foutue ligne n’y change rien. Mais vraiment rien. Alors quand ma femme n’est pas là, je n’ouvre pas le courrier. Tant pis. Boulot de merde, vie de merde, courriers de merde.
Tout ça pour dire que quand je me lève grognon le matin je sais que c’est parce qu’il faut qu’on puisse joindre les deux bouts et que ma femme puisse être rassurée en ne recevant pas de factures impayées a payer. Tous les matins c’est la même chose, en peinant à sortir de mon lit, je me dis qu’il faut que je sois fort. Franchement, ce que je me demande, c’est jusqu’à quand ?