Une pause de garce

Le bruit du vent, les yeux grands ouverts, l’odeur de l’air frais, le reste et cette sensation que tout s’arrête, le temps, la vie et le monde. Il est grand temps de prendre ces minutes, de les avaler pour soi et de les conserver bien au chaud, aussi égoïstement que possible. Vacances, je laisse ici ce que je ne veux pas prendre avec moi, j’abandonne monts et merveilles de ce rythme si chèrement acquis au fil des ans et mets de côté les nombreux moments de partage aussi enrichissants soient-ils. Tu ne sais pas combien je suis légère sur les galets et le sable, tu ne sais pas non plus comme il m’est simple d’oublier que j’ai un toit, une famille, des frères et soeurs le temps de quelques jours.

Toi aussi, là-bas, tu ne sais pas à quel point je me sens forte de ça. Et toi en face, tu lis un truc, affalé sur ton siège, on ne se connait pas. Tu ne peux voir à quel point les mots n’ont aucune emprise sur moi ni même ta simple présence. Tu n’existes pas. Vous n’existez pas.

J’aime l’absence de son, la solitude, l’écho que fait ma voix le long des roches qui observent la mer monter avec fracas. J’aime aussi les files de voitures le long de la côte, remplies de familles qui n’ont d’autres objectifs que celui de laisser leurs serviettes côte à côte. J’attends le moment où je pourrais aller acheter un sorbet au camion qui jouxte le magasin de crocodiles gonflables. Tout ça, aucun d’entre vous ne le sait. Tant mieux, ça ne regarde finalement que moi. Je n’aime pas les pères qui ne jouent pas avec leurs enfants et abandonnent leur progéniture pour lire sous le parasol alors que les mômes n’attendent que lui pour avancer dans leur gigantesque projet de construction d’un château de sable. Je n’aime pas non plus la crème solaire qui laisse des marques blanches quand on sort de l’eau.

Des congés, j’abandonne ce qu’il me reste de ville pour m’enfuir sous un soleil de plombs, un air différent d’ici, des rires qu’on entend plus, de la simplicité qui manque, de la spontanéité perdue des interlocuteurs. Tu ne sais pas tout ça et je ne te le dirai pas. Tu n’es qu’un pauvre voyageur triste qui ne sait pas où il va. J’ai cette saveur particulière en bouche, celle des moments où je suis sûre de moi, de qui je suis. Je suis cette femme à la plastique impeccable qui a longtemps lutté pour être physiquement irréprochable, sculptant ce corps, étrangement malléable, me rapportant compliments et compliments, à la pelle. Je vais m’exposer aux regards envieux, simplement vêtue. Et j’emmerderai le monde autant que je peux le faire en ville. Personne ne doit avoir une quelconque emprise sur qui je suis, personne non plus ne peux décider pour moi ce que je fais, où je vais, pourquoi je le fais. Je suis finalement cette garce méprisante, entretenue par un entourage faible et parfois condescendant. La seule chose que tu peux voir de moi, c’est ce mépris.

Je suis descendue du train. En réalité je n’avais qu’une seule peur, celle de ne pas me faire à mon propre silence et à mon propre vide.

Extrait de roman. Clap de fin.

Nous sommes descendu du bus, nos mains toujours séparées et avons parcouru le marché aux fleurs, absents, lointains. Nous devions parler mais aucun de nous n’avais eu la force de prononcer quoi que ce soit. Et puis soudain tout m’a fait de nouveau horreur. Les flics en uniforme, les voitures qui attendaient que le feu passe au vert, le vélo qui roulait à côté du bus, les publicités sur les murs, partout, symbole émétique d’une société de cons qui n’ont aucune autre sommation que celle de leur banquier et l’autorisation de découvert qu’il vous offre gracieusement alors même qu’il fait jouer les dates de valeur de vos chèques. Une inertie nécrosante de ceux qui perdent tout, en silence, doucement. J’ai vomi dans une poubelle et me suis assis sur les marches du palais de justice. Des japonais regardaient l’homme que j’essayais de ne pas devenir, pervertit par les chiffres, la valeur hypothéquée de ma vie. Et cette odeur de mort qui transpirait de tous les gens que croisait mon chemin. Imbibés du matraquage consumériste.
Je me suis relevé. J’ai de nouveau vomi dans la poubelle. À ce moment-là, tu as décidé de te sauver la vie.
[…]

Tu étais assise à côté d’un homme que tu ne reconnaissais plus et je t’en plaignais.
« C’était vomir dans la poubelle ou te couvrir d’insultes. »

Alors tu m’as répondu. Du plus beau monologue qu’on ait pu m’offrir.

« Parce que j’ai oublié de prendre un parapluie ? Pour ça et tout le reste ? Il vaudrait mieux que je parte et que je ne te revois plus jamais. Tu déverses ta haine d’être devenu un type minable, sans envie ni passion, sans joie ni peine. Juste un tas de haine mal dirigée, pétri d’obsessions qui te pourrissent, imbibé d’alcool, d’une violence que je ne connaissais pas encore mais que, crois moi, je vais fuir le plus loin possible. J’avais besoin de toi, souvent, tout le temps. Et puis tu es parti loin de moi, loin de ce qu’on avait vécu, loin de toi. J’avais besoin de ta main dans la salle d’attente, besoin de tes yeux dans les miens. Besoin de toi. Tu n’es pas resté, tu as fui comme chaque chose que tu fais. C’est à mon tour de fuir. Avant que tu ne commettes l’irréparable et que jamais je ne puisse me relever. »

Elle est partie. Je suis resté sur les marches du palais de justice jusqu’à la tombée de la nuit. Et signais un pacte avec ma destruction. Soulagé, j’allais pouvoir mourir de ma lâcheté dans la plus grande solitude possible.

 

Ceci est l’un des extrait du roman à présent en phase de relecture par deux tiers. Terminé il y a peu, ce chapitre a été écrit il y a presque un an. Pour des raisons que j’ignore et c’est le plus intéressant.