En attrapant le livre qui siégeait en haut de la pile, elle avait pensé « je n’aurais pas le temps de le lire aujourd’hui », mais elle l’avait pourtant glissé là, entre un parapluie qu’elle ne sortait jamais même par temps pluvieux et une pochette cartonnée qui avait perdu depuis longtemps son élastique sur le côté.
Elle avait fermé la porte derrière elle en prenant soin de ne pas laisser le chat dehors et avait quitté l’immeuble. Dehors le fond de l’air était frais et le ciel gris d’automne préparait une journée des plus humides. Son voisin n’allait pas tarder à arriver sur le quai du métro. Tous les matins, constants, ils faisaient un bout de chemin ensemble, debout, parfois serrés contre la barre de la rame, parfois serrés l’un contre l’autre, parfois assis. Tous les matins, ils se racontaient leurs craintes, leurs joies et leurs moments de défaite.
En bas de l’escalator, elle aperçut une petite foule amassée autour de quelqu’un à terre. Une jeune femme avait trébuché. Une autre l’aidait à se relever en lui tendant le bras. Elle passa devant la scène, indifférente, le regard droit devant, la musique sur les oreilles, comme si elle n’avait ni vu ni entendu. De là où elle s’était réfugiée, loin, elle n’entendait plus que les paroles rassurantes d’une pauvre star du RnB – déchue – qui posait entouré de filles court vêtues lascivement affalées sur une voiture de sport. Gaston Gaston Gaston Gaston. Elle ne pensait qu’à rejoindre son ange, son fier protecteur des transports, celui qui lui rendait le chemin plus court, moins difficile, moins collée à d’autres inconnus qu’elle n’aurait jamais serrés d’aussi près avec plus d’espace.
Quelques pas encore à faire avant d’être vraiment sur le quai du métro, « on se rejoint en tête de train » ils s’étaient dit un jour il y a dix ans et depuis chaque matin qu’ils avaient en commun, trente minutes de leur trajet, ils psychologisaient leur vie. Cette drôle de manière de commencer une journée ils avaient pensé au tout début. Et rapidement le réconfort trouvé chez l’un pour l’autre avait pris tout son sens et à l’arrêt maladie de l’un ou les vacances de l’autre c’était un déchirement qui n’avait d’écho que leurs échanges de textos qui suivaient toute absence.
Gaston avait eu un milliard de secrets qu’il avait distillés au fur et à mesure de leurs rencontres, au fil de leurs discussions et toujours, à la manière d’un analyste, lancé juste avant de quitter la rame et de s’engouffrer dans les couloirs de Chatelet. Proche de la retraite il n’avait jamais changé de trajet en 25 années dans la même boite – qui elle n’avait pas non plus déménagé mais s’était bien gardé de le préserver et l’avait pré-mâché, mâché puis digéré – mais elle, de son côté, s’évertuait à faire un détour minime pour continuer à passer du temps avec cet ami d’infortune. De son infidélité (alors qu’il aimait sa femme) aux cadeaux en cachette à ses enfants déjà bien gâtés sans ces bonus en passant par les confidences sur sa pauvre-conne-de-cheffe, Gaston ne parlait à personne d’autre qu’à elle de tout ça.
Gaston était déjà assis sur le dernier siège tout au bout du quai et balançait sa jambe droite, croisée sur la gauche. Le quai commençait à se remplir et le métro arrivait mais elle s’était décidé à le regarder faire, à le regarder regarder. On aurait dit qu’il avait changé un peu, qu’il se tenait différemment, qu’il était touché par quelque chose qui rendait ses mouvements plus brusques que d’habitude.
Le métro déversait son lot de voyageurs et se remplissait déjà. À quelques pas de l’endroit où il se trouvait, elle avait remarqué qu’il pleurait. Il n’était pas dévasté mais il pleurait, silencieusement, doucement et se mordait la lèvre, sans doute pour éviter de s’affaisser tout à fait sur son siège, enroulé dans son veston élimé. À ses pieds, l’éternelle sacoche de celui qui trimballe, comme elle, un livre et un parapluie qu’il ne sortait jamais. Du haut de sa quarantaine, il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour comprendre qu’il s’était passé quelque chose de grave, à l’échelle de Gaston comme il le répétait tout le temps. L’échelle de Gaston était une échelle de souffrance et de rire tellement subjective qu’elle en était risible. « Tout est relatif » disait-il « et les émotions montent et descendent sur mon échelle toute la journée, elles s’entrechoquent ici ou là et l’émotion A d’aujourd’hui qui deviendra A’ demain ne sera pas placé sur le même barreau de l’échelle que si elle était arrivée en A’ ‘ trois jours après « .
Evidemment elle avait du mal à comprendre même s’il insistait souvent pour imager les choses, pour les dessiner, pour les crayonner et qu’elle saisisse.
Elle s’était approchée du siège vide à côté de Gaston. Il n’avait pas tourné la tête et murmuré à travers deux raclements de gorge pour se donner du courage ou pour éviter de fondre en larmes : « ils m’ont lourdé, ils m’ont forcé à partir, ça y est. ».
En une seule phrase Gaston avait réduit à néant l’espoir qu’elle se faisait de passer encore et encore ces heures volées dans le métro avec lui. En une seule phrase elle avait compris la violence d’un système qui n’essaye pas d’adapter mais qui préférait jeter pour changer pour moins cher, plus jeune et plus malléable.
« Tu vas t’en sortir » avait-elle répondu alors que le métro partait sans eux. Elle savait pertinemment que non, il ne s’en sortirait pas, pas à cet âge qui ne plaisait plus à personne en capacité de garder ou non des salariés.