La cycliste et l’écrivaine

Le vélo remontait la côte à vive allure. Le vent dans le dos, la pluie dans le cou, la cycliste devant moi fendait les kilomètres à une vitesse inversement proportionnelle à celle de mes efforts pour parvenir à péniblement franchir mes étapes personnelles. Comme suite à un coup de poing dans les côtes, une masse au niveau de l’abdomen m’empêchait de respirer correctement l’air suffisant pour avancer, je végétais sur la place de ma petite vie rangée et tristement réglée comme une horloge. J’écoutais les mêmes chansons en boucle, lisais les mêmes livres de philosophie que quand j’avais treize ans, des hanches larges et de l’acné ingrate. Je laissais passer des occasions de prendre des risques et patientais tranquillement en attendant que mon heure vienne. Je ne savais toujours pas de quelle heure il s’agissait quand j’ai aperçu la vieille cycliste arrêtée au feu rouge, le pied à terre.

J’attendais depuis 36 ans, passivement, sans vraiment comprendre pourquoi j’attendais et de quel courage je manquais pour m’octroyer ce dont j’avais enfin besoin. J’avais mis des années à me rendre compte qu’aimer veut aussi dire souffrir et prendre des risques. J’avais également attendu de comprendre que 36 ans c’était vieux et moche. Ni aussi rond que 35 ni aussi beau que 37.

Alors quand, la cinquantaine bien tapée, la cycliste d’un mètre 40, s’est approchée de moi pour me demander si ça allait, j’ai commencé par fondre en larmes avant de lui répondre en suffoquant que non ça n’allait pas mais que je ne parvenais pas à identifier pourquoi. Vous savez cette question, cette pure formalité, des gens qui demandent si ça va et qui s’attendent à une réponse tout sauf sincère, au risque de passer à côté d’une vraie réponse sensible. Vous savez ce coup de mou complètement absurde dont vous ne soupçonnez même pas d’où il vient et pourquoi il est là, sans raison.

J’avais coupé les ponts avec une grosse partie de mon entourage et ne conservais que l’essentiel, la proximité et depuis longtemps je gardais pour moi ce qu’il y avait à garder. J’étais parvenue à me fâcher avec mes parents mais ne savais toujours pas pourquoi. J’avais écarté toute possibilité de me confier à quiconque mais là, sur ce trottoir, je n’avais qu’une envie c’était de lui raconter ma vie, d’aller boire des verres et encore des verres et de pleurer sur son épaule, sur mon sort, pour pouvoir repartir et attendre tranquillement mon heure, la fameuse. J’avais quitté les réseaux sociaux, source d’énervement sans précédent. J’avais simplement, pour la énième fois, fait du tri. J’avais vu quelques jours avant une série britannique sur une ado complexée et qui, dans cet épisode, s’effondrait dans le cabinet de son psy à l’évocation de la petite fille qu’elle était. L’empathie. L’empathie comme clef pour ne pas se juger trop sévèrement, penser qu’avoir un peu d’amour pour la petite fille qu’elle avait été et qu’elle était toujours plus ou moins, c’était si ce n’est nécessaire, obligatoire pour pouvoir tenir sur ses deux pieds.

La cycliste m’écoutait doucement, le feu était reparti au vert pour nous mais ni elle ni moi n’avions bougé. Je suis désolée j’ai essayé de bégayer. C’était compliqué à comprendre entre deux sanglots et trois reniflements. Je n’avais évidemment pas de mouchoirs et déjà ne savais plus où ranger ma détresse, matérialisée à la fois par mes larmes et la morve qui coulait de mon nez.

Vous faites quoi dans la vie m’a demandé celle qui s’appelait Irma. Je suis écrivaine et je n’écris que des choses tristes, je suis incapable d’écrire le bonheur. On a longtemps pensé que c’était un problème chez moi. Pourtant d’une part c’était vendeur et d’autre part, je n’avais pas d’autre choix que celui-là. Et puis je le vivais bien, comme un exutoire à la folie. Ça ne voulait pas dire que je n’étais pas heureuse, simplement que je ne savais pas faire autrement. On a tous besoin de garde-fou et chez moi ça passait par des textes délicatement horribles. En lisant mes livres, certains évoquaient la noirceur quand d’autres se taisaient simplement, ayant peur d’être mis à nus quand ils me tendaient le livre pour leur dédicace. Irma a attrapé mon vélo et l’a posé contre une grille du parc d’à côté. Elle y a doucement attaché le sien sur le mien lui-même sur la grille et a pris mon bras. « Venez, on va marcher » m’a-t-elle dit.

J’avais passé mon temps à attendre doucement, gentiment, ce genre de geste, de phrase. À force d’avoir fait croire à la terre entière que j’étais infaillible et dure comme un roc, on avait fini par penser que c’était le cas et moi aussi. La vie numérique avait fait de moi l’inverse de ce que j’étais, comme tout le monde, faillible. À chaque fois que j’ouvrais l’un de mes comptes je me demandais pourquoi, je me demandais quel réflexe me poussait à regarder et regarder et encore regarder la vie des gens que je n’enviais même pas. La vie numérique m’avait fatiguée. Elle avait pensé mieux que quiconque ce que je devais montrer de moi, le meilleur aspect, le meilleur trait, le plus joli profil. À tel point qu’avec une partie de moi qui attendait je ne sais quoi et cette fausse image que j’avais forgée de ce que je vivais, je m’étais perdue. Impossible de transiger à l’exhortation d’Irma à la suivre ni même d’essayer de négocier. Cette femme savait mieux que moi ce dont j’avais besoin et je comptais bien me laisser faire.

D’où venait cette absence de confiance en moi je n’en avais aucune fichue idée. Aucune. Ni trauma ni traumatisme, ni guerre ni perte ni douleur, juste ma vie. La fac m’avait appelée la semaine dernière pour quelques heures de vacation mais j’étais tellement tétanisée à l’idée de prendre la parole devant un parterre d’étudiants que j’avais décliné. C’est une erreur a glissé Irma, vous auriez pu vous confronter à vos propres peurs en allant à la rencontre de ces jeunes. Encore fallait-il que j’ai les épaules j’ai rétorqué. Quelles épaules, même chose, je n’en savais rien. Je me sentais aussi incapable qu’à l’oral de maths au rattrapage du bac.

En arrivant devant un bar, elle a jeté un oeil à l’intérieur et passant derrière moi m’a poussée – littéralement – dedans, pour éviter que je ne m’échappe à l’idée de passer quelques heures au milieu d’une foule. J’avais cessé de renifler et mes larmes s’étaient taries d’elles-mêmes. On est restées toutes les deux dans ce bar sordide jusqu’à la fermeture – une fois que nous n’étions plus que toutes les deux, le gérant a jugé qu’il fallait fermer – et avons tout raconté de nos vies. J’ai appris sur cette femme autant de choses que j’ai apprises sur moi-même. Je lui ai raconté la perte et l’absence, l’abandon et la défaite. Elle m’a raconté les rires et la joie, la peur et l’amour. Je lui ai répondu le courage, la patience et les vices. Elle m’a démontré penser et chérir comme elle a su me parler de ses craintes, de la vertu et de la jalousie. J’avais la tête qui tournait, des étoiles plein les yeux et le ventre vide. Pourtant je ne m’étais jamais autant sentie vivante. On a ri toutes les deux alors que j’essayais d’attraper dix dollars dans mon sac à dos. Dehors la pluie tombait sur la ville. J’avais pris conscience d’une sorte de déclic, de retournement de situation. J’avais aussi pensé qu’Irma, ce soir-là, m’avait ouvert les yeux sur un tas de choses que je pensais attendre mais pour lesquelles il fallait que je prenne les devants. « On n’attend pas la vie sinon elle finit par ne pas passer » m’avait-elle soufflé en enlevant l’antivol de nos vélos. « Et si elle ne passe pas, aucun intérêt de la vivre ».

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