S’aimer et se séparer

On avait rêvé toutes les deux que tu puisses lire mon plus beau roman, le dernier après les précédents. On avait rêvé qu’il parlerait de la mer, on en avait souri là sur ton canapé, on était trois, toutes liées à la même chose, une sorte de désir de vivre et de rire ensemble, affronter les courants, le vent et les embruns qui couvrait nos visages à chaque échappée belle. On pensait qu’on était invincible, que rien ne pouvait nous arriver. On aimait ces galettes sur le port et on partageait nos parts de gâteaux en marchant toutes les trois sur le bord de plage désertée par les rares touristes d’été, on chantait à tue-tête dans la voiture familiale. On avait la vingtaine et on en avait vécu le double peut-être.

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Nos vies

On a tous une période de notre vie où on se sent invincible. On crie, on rit et on jouit. On a tous eu cette étrange sensation que rien ne pourra nous atteindre, les mots les coups les sourires, on marche sur le monde, on méprise plus petit que soi et on admire l’aîné semblable à un proche qu’on aurait jamais eu. On court plus vite que les secondes qui défilent. C’est grisant, c’est dingue tellement c’est vivant Docteur. On en devient insupportable et méprisable finalement, on est hermétique aux critiques qui diraient que c’est une question d’éducation. En réalité on crache sur la terre entière qui tourne dans le mauvais sens parce que la révolution qu’elle fait a lieu dans un sens différent du notre. Je ne cherche pas l’excuse de jeunesse, il n’y a pas d’âge, Docteur, pour être un sale con.

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Mon amour

Cher amour,

je ne compte plus les mois qui nous séparent, je ne compte plus non plus les moments que nous aurions pu passer ensemble. Ton départ de ma vie, avec les cris et les larmes qu’on suppose, n’est plus la douleur des premières semaines. Je respire à nouveau. Je retrouve mes amis, mes amants d’avant ton arrivée, je repartage mes idées, mes envies et mes nuits. Il n’y a rien qu’on ne puisse regretter tu sais. Nous sommes si différents et nos chemins respectifs ne représentent plus rien pour toi ni pour moi, il n’y a d’amour que lorsqu’il y fluidité et sincérité et tes faux semblants n’ont fait que nous éloigner petit à petit. Je me sens si légère, si tu savais, de mes nuits je n’ai que le souvenir des douceurs et mes jours se sont remplis de joies et de peines, comme si j’étais à nouveau en vie, comme si j’avais envie.

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Dis-moi comment tu vas vraiment

Fourchette à gauche, couteau à droite, fourchette à gauche, couteau à droite, fourchette à … fourch … La petite se baladait d’une place à une autre sur la table en sautillant, un panier de couverts à la main. On sera 21 avait dit Sophie. 21, ça fait 21 fourchettes et 21 couteaux. Méthodiquement, elle répétait la place théorique des couverts, pour ne pas se tromper mais aussi parce que ça lui donnait une certaine consistance, témoin de sa participation à ce jeu d’habitude réservé aux grands. La table des petits – qui ne l’étaient plus vraiment – se trouvait un peu plus loin dans le jardin. Fourchette à gauche, couteau à droite. Il ne manquait plus rien ou presque sur la grande table.

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Parfois être heureux

Tu sens comme on est bien ? Tu vois comme c’est fluide là ? Les conversations légères, les mains dans les cheveux, le visage collé sur la vitre à regarder le paysage qui défile, l’air frais et le bruit de la mer au loin. Tu saisis à quel point je suis heureux ? Je ne sais faire de déclaration sincère mais j’essaie de m’y mettre, de te dire combien j’aime ma vie et combien je nous aime nous, toi, moi et les autres et aussi pourquoi je nous aime. Pas parce qu’on a ces points qui nous rassemblent, ni les choses que l’on partage sur la même longueur d’ondes, toi, moi et les autres. Je nous aime surtout pour qui nous sommes, des êtes vivants, tous différents et tous semblables à tel point qu’en cas de coup dur chacun est à même de soutenir l’autre. À tel point aussi que quand tu es arrivée avec ton sourire et une bouteille de champagne à la main pour nous annoncer que tu étais enceinte, nous avons tous souris. Pas par politesse, non, par amour, par fierté d’être à tes côtés.

Tu n’avais pas voulu m’en parler seul à seul. Tu voulais offrir ta joie. Alors on l’a tous partagée. On est plus tout jeune, on a déjà quelques rides, mais crois-moi je te promets d’être là pour te dire ma chance d’être auprès de toi, de moi, de nous et des autres. Le feu allait passer au vert, et déjà, on n’entendait plus la mer et on ne distinguait plus les falaises. C’était l’heure de rentrer, de rentrer heureux. Vers nos vies, différentes mais tellement semblables.

Tu as attrapé ma nuque depuis ton siège arrière. On riait sur un fond de musique tzigane, inutile de chercher les bruits de l’eau contre les pierres en contrebas. Tu caressais le bas de mes cheveux, le haut de la nuque jusqu’aux trapèzes. On était bien, on était heureux. On avait encore des choses à partager, j’en étais certain, des fous-rires de nos maladresses et des colères de nos incompréhensions. Il nous restait aussi quelques centaines de kilomètres à parcourir avant d’arriver et autant de minutes de tendresse. On allait s’aimer un moment encore.

Devenir adulte(s)

Un éternuement, un deuxième. Un troisième. À batons rompus nous discutions de tout, de rien, mais surtout de tout. Et ta soeur, comment va-t-elle ? Je l’avais lancé sur un sujet qui allait nous occuper bien un quart d’heure. J’écoutais, religieusement mais n’étais pas la seule. Nous étions un peu moins d’une dizaine à table, à rire de nos ennuis et à s’émouvoir des nouvelles de chacun. On sentait la fatigue poindre chez certains. Les yeux qui commencent à piquer et les bâillements arriver sur les visages, après presque cinq heures de diner. Qui aurait pu dire que nous prendrions le temps d’une soirée pour se revoir, qui aurait pu penser que malgré les carrières divergentes et les familles qui se sont constituées au fil des années nous nous serions retrouvés attablés ensemble à rire et à pleurer ?

Nous nous étions dit il y a bien longtemps que nous avions vécu bien trop fort pour se séparer et oublier qui nous avions été, légers et insouciants, alors loin de penser que nous ressemblerions à nos cons de parents. Je regardais chacun d’entre nous. Je n’étais plus là, j’avais fermé toute porte d’entrée et paré quelques remparts autour de moi, pour, égoïstement, profiter de ce que je voyais en face de moi, à mes côtés, de part et d’autre de la table. Quelques verres se levaient à mesure que les secondes s’écoulaient et des sourires se dessinaient le long des lèvres de mes convives. Satisfaite. De qui nous étions devenus, de vieux cons de jeunes parents à se soucier de la toux d’un de leur gamin et des retards de lecture d’un autre, de l’endroit où ils vont passer leurs prochaines vacances et de la robe à enfiler pour le mariage de l’un de nous. Qui aurait pu dire qu’on deviendrait aussi chiants que nos vieux cons de parents ?

Il n’avait toujours pas terminé de raconter sa soeur mais nous étions bien de l’entendre parler, nous étions bien d’être ensemble, simplement. Le temps d’une soirée, nous avions 25 ans, comme c’est loin, le temps d’une soirée, nous étions célibataires et nos conjoints ou compagnes à garder les enfants. Excepté quatre d’entre nous, en couple avec l’un de nos pairs. En me levant pour aller chercher une bouteille d’eau et une autre de vin, je passais la main dans ses cheveux. J’avais toujours aimé cette texture, et l’implantation étrange aussi. Un visage s’est levé vers moi, un clin d’oeil et un hochement de tête, je savais qu’elle aimait ça de nous, ni trop proche et pourtant jamais bien loin de l’un ou de l’autre, nous avions ce charme discret des couples qui s’aiment avec une simplicité évidente. Toiser le monde sans jamais le mépriser, dans une sorte de bulle étanche à la routine, étanche aux absences, étanche à toute forme de banalité crasse qui écrasait certains des couples parfois. Certes, ça pouvait agacer mais nous n’en avions rien à foutre.

Elle est arrivée dans la cuisine. Je suis heureuse tu sais m’a-t-elle dit. Je l’avais connue divorcée une première fois et avais assisté à ce qu’elle appelait le second. Pas le deuxième reprenait-elle systématique, le second. J’ai récupéré ma fille une semaine sur deux, je ne pleure plus quand elle part, je sais qu’elle reviendra vite a-t-elle murmuré. J’ai hoché la tête en attrapant la bouteille d’eau, tu sais elle t’en voudra quand même de l’abandonner le lundi matin à l’école, je lui ai répondu, maladroite, comme toujours. Je me suis insultée intérieurement. Elle me regardait en souriant, enfant du divorce comme moi, elle comprenait ce qu’abandon voulait dire. Je m’arrange pour caler mes déplacements quand elle n’est pas là.

J’allumais une cigarette, de loin, on entendait le brouhaha de la conversation, il parlait de son beau-frère et racontait les exploits mémorables de ce dernier avec une ironie non feinte. Tu as raison, je lui ai répondu, mais comment fais-tu pour les imprévus ?

Nous avions le même métier, de ceux qui ne laissent pas de place à la vie personnelle et qui nous empêchait aussi de nous faire comprendre de notre entourage, lassé de nous voir chercher des solutions pour concilier nos horaires improbables à notre vie familiale. Qui faisait aussi en sorte que nous reproduisions une certaine homogamie dans nos rencontres amoureuses et amicales. Qui d’autre pourrait comprendre nos annulations de dernière minute ? Qui d’autre aussi pouvait assimiler que certaines choses primaient sur d’autres au détriment de notre vie personnelle. La passion dirigeait le reste et nous étions heureux comme ça puisque nous avions épousé nos métiers.

J’ai trouvé une nounou adorable, disponible en urgence. La petite accroche bien et moi aussi. Et c’est tant mieux.

Elle avait l’air soulagée, elle sortait la tête de l’eau, elle prenait plaisir à ces moments de répit et de repos, elle pouvait à présent regarder plus sereinement qui elle avait été, et qui elle était. Bien loin de ces cinq dernières années.

Je n’avais pas envie que la soirée se termine, j’aurais voulu que, là, le temps s’arrête, pour que chacun d’entre nous puisse mesurer à quel point nous étions devenus des adultes. Parfois, souvent aussi chiants que nos vieux parents. Alors en revenant m’asseoir à table, j’ai pris le temps de regarder tous les visages et d’en observer les marques du temps. Nos sourires, eux, n’avaient pas changé. Ils étaient toujours aussi francs et sincères.

Le découragement

Une orange, un citron, du beurre et une tasse pour ton café – la cafetière faisait ce bruit atroce qui indique que le café est en train de couler – avec deux sucres sur une coupelle. Le jour ne s’était pas encore levé sur ta journée. En regardant le tapis du salon, j’ai découvert une poignée de cheveux bruns. Que j’ai laissée par terre, je t’imaginais dire qu’ils n’iraient pas tomber plus bas, et tu n’avais pas tout à fait tort. Ils n’allaient pas disparaitre non plus et je me doutais qu’en rentrant ce soir, ils n’auraient pas bougé.

La ventilation de la salle de bain venait de s’arrêter, enfin, quand je me suis souvenue qu’il fallait que j’attrape le fond de teint. Quand on allumait la lumière la ventilation se remettait en marche pour dix minutes. Je ne comprenais pas comment tu pouvais ne pas l’entendre. Les cachets te rendaient-ils sourde ? Je ne connaissais plus tes souffrances que tu cachais de plus en plus et pourtant j’estimais à juste titre que tu te devais de me parler, de m’expliquer, que je prenne une partie de ta douleur pour mienne et que, malgré tout, je puisse rester à ma place, comme quand tu étais petite et que rien ne pouvait t’arriver de plus méchant qu’une égratignure après une chute un peu brusque à vélo. Au lieu de ça on se ne parlait presque plus, on s’ignorait, moi parce que je ne savais pas quoi te dire et toi parce que tout ce qui venait de moi ne pouvait être qu’une erreur.

Je ne sais pas de quoi tu souffrais le plus, quoi de tes silences ou de ton visage renfermé était le plus difficile à accomplir. C’est si terrible d’accepter la main que je te tends ? C’est si terrible de penser que je ne suis là par amour plus que parce que j’y serais obligée  ? C’est si grave de se laisser aider par quelqu’un que tu crois détester ? Nos différences se sont creusées avec le temps, nos vies ne sont pas les mêmes, je n’aspire pas à ce que tu sois la plus brillante, j’espère seulement que tu prends tes décisions en accord avec ce que tu es et qui tu es. La ventilation de la salle de bain s’était enfin arrêtée et je me suis assise sur le canapé. On avait si peu d’années d’écart. J’ai regardé ton petit déjeuner avec tristesse et ton manteau posé sur l’accoudoir du canapé avec agacement de ce que tu n’écoutais plus quand je te demandais de ranger tes affaires dans le salon. De la poche gauche sortait Le découragement. Tu en avais parlé à ton frère au téléphone hier soir quand il t’a demandé comme tu allais, j’avais collé mon oreille à la porte de ta chambre pour entendre. Une histoire sur comment est-il possible d’écrire le découragement. Ce sentiment que tout glisse sans que tu ne puisses enrayer quoi que ce soit. Quelque chose que tu semblais avoir avalé en quelques heures, loin d’être abattue par la fatigue du traitement. De temps en temps tu as dis être découragée, murmuré, là, au bout du fil du téléphone, tu confiais à ce jeune homme tout ce que tu ne me disais plus.

Le café était prêt, le jour n’était toujours pas levé et tu dormais à poings fermés dans ta chambre d’adolescente, la musique de ton réveil s’était mise en route sans que je ne sache pourquoi tu avais décidé de te lever. La mer n’était pas très loin après tout.

J’ai attrapé mon sac, de peur de te croiser au moment où tu sortirai de ta chambre, il fallait que je parte. Un dernier regard vers ton petit-déjeuner. J’ai refermé la porte sur ton matin et, la main tremblante, j’ai serré Le découragement contre moi.