C’est le début de l’automne, il fait déjà un froid si grand que le plaid polaire ne suffit pas à me réchauffer. Téléphone à la main, vendredi soir pendant que ma planète entière est de sortie, je rafraîchis par réflexe l’application. Une fois, deux fois, trois fois. Rien de nouveau. En parcourant mes photos, je me rends compte que mes publications se ressemblent toutes. Un apéro avec des amis, un métro, une soirée, un apéro, une réunion de boulot, une soirée, un métro. Je meurs de froid, mais la perspective d’allumer le chauffage ne m’enchante pas. Sur l’écran d’accueil, je découvre une nouvelle photo, d’une amie que je croyais ailleurs qu’en soirée. Je descends plus bas, c’est une vague connaissance qui pose fièrement à côté de son chien je ne sais où. Objectivement, je ne devrais pas être destinataire de cette photo, ce chien-là qui regarde l’objectif et puis ce sourire de ma connaissance.
J’entends le téléphone du voisin vibrer sur le parquet au-dessus de moi. Je descends plus bas encore, c’est une photo de mariage. 24 likes. Machinalement, je me dis que je pratique la même chose, j’offre à des connaissances plus ou moins proches une perspective de ma vie qui m’appartient, qui appartient à mes très proches et qui ne devrait pas se retrouver sur les réseaux, comme ça, publiquement. Certains publient de jolies photos, c’est indéniable, mais je ne parviens plus à savoir si c’est pour montrer à d’autres qu’elles font ce qu’elles font ou si c’est parce que l’endroit est immensément joli et qu’elles veulent l’offrir. J’ai fait des photos magiques, j’en ai fait d’autres pour simplement les montrer, j’en ai fait d’autres encore pour les partager. Et puis certaines pour affirmer à la face du monde le bonheur dans lequel je vivais. Un endroit, une photo, un partage sur les réseaux. Dans quel but, je n’en sais rien.
Je descends, loin en dessous de la photo la plus récente. C’est une autre connaissance, un selfie en soirée avec un verre à la main, le soleil se couche derrière lui. Manifestement il est heureux. Mon doigt glisse à présent sur le téléphone, de bas en haut, il s’arrête au hasard sur une photo que je n’avais pas vue à ma précédente visite. Une piste de danse avec des ballons et des micros, sans doute un showcase de je ne sais quoi. L’auteur est une amie qui en a embarqué une autre. Mon coeur se serre qu’elles ne m’aient pas proposé de venir. La photo suivante est celle d’un type que j’ai croisé une fois dans une soirée, il est à Montmartre avec sa copine et l’a prise en photo. Elle est plutôt jolie, classe en tout cas. Je me rends brusquement compte qu’en réalité, je n’ai pas envie de voir ça, je ne veux pas entrer dans l’intimité – qui ne l’est plus – de ces gens, de toutes ces personnes-là, je ne veux plus rien savoir d’autre de leur vie que ce qu’ils me diraient au téléphone, par texto, Whatsapp ou qu’importe. Ou ce que nous partagerons ensemble. Je veux dépassionner mon rapport à ce que rendent public mes connaissances, mais surtout mes proches. Je regarde les photos suivantes, une à une.
Ici, c’est un collègue qui a publié un cliché depuis son balcon, qui court le long de son appartement. Je sais qu’il est gigantesque pour y avoir été à l’occasion d’une soirée. Je regarde mon salon, minuscule. Pourtant j’aime mon salon ! Mais trop tard, l’espace d’une demi-seconde, je me dis que le sien est magnifique. Qu’est-ce qui rend le mien moins chaleureux ? Rien ! Plus bas c’est une vue des quais de Seine et de la foule qui pique-nique, emmitouflée par ce temps glacial pour un mois d’octobre. Celle qui a pris le cliché est attachée de presse dans l’édition. La photo d’après me fait l’effet d’un électrochoc. Un couple d’amis s’embrasse au restaurant. Je ne savais pas qu’ils étaient ensemble. C’est Instagram qui me le dit. C’est un réseau social qui m’annonce que deux personnes que je connais parfaitement bien – mais que, c’est vrai, je n’ai pas vu tous les deux en même temps depuis quelques semaines, faute de temps et de disponibilités communes « vous savez ce que c’est » – sont ensemble. Ils l’ont l’air heureux. J’oscille entre colère qu’elle ne m’ait pas envoyé un texto pour me le dire ou qu’elle ne m’ait rien dit quand on s’est vues la dernière fois. Et incompréhension : ces deux-là sont les premiers à critiquer leurs copains d’enfance qui mettent des photos d’eux à foison sur Facebook. Sont-ils si différents ? Non.
C’est la photo de trop. C’est celle qui me fera dire : cette vie-là, cette façon de communiquer n’est plus pour moi, n’est plus ce que j’ai envie de voir. Je ne veux pas être condamnée à utiliser Instagram pour prendre des nouvelles de mes amis, proches ou moins proches. S’ils veulent de mes nouvelles, ils en prendront, si j’en veux des leurs, même chose. J’ai re-parcouru, une à une, les photos de mon flux, hypnotisée. Une à une. Les unes après les autres. J’ai essayé de déterminer ce que quitter le réseau pourrait occasionner comme dégâts. J’aurais sans doute moins de détails sur la vie de proches quand je ne vivrai pas les choses avec eux. Je n’aurais aussi sans doute aucun regret de ne pas connaître ce que vivent mes connaissances plus éloignées, croisées une fois ou deux au boulot ou en soirée. En remettant le plaid sur mes pieds, j’ai souri. Je ne posterai plus non plus de photos qui disent de moi qui je suis. Ceux qui voudront par intérêt entendre ce que je fais ou le faire avec moi auront la lourde tâche de me le proposer. C’est d’ailleurs sans doute ce qui sera le plus difficile à vivre si certains n’y ont pas recours. Je sais par expérience que supprimer l’application n’empêchera pas mon doigt de la chercher, comme ça, tout seul, juste après avoir déverrouillé mon clavier. Ce que je ne sais pas mesurer, c’est la liberté que je vais gagner. J’ai appuyé longtemps sur l’application et j’ai attendu que la petite croix apparaisse en haut à droite de l’icône. Je l’ai supprimé.