Un silence assourdissant

Toutes les fins de siècle ont le goût d’une chanson de l’album Mothers & Tigers d’Emily Loizeau. 2020 – et sa bamboche un peu spéciale – n’est pas une fin de siècle, mais elle y ressemble. Et l’année toute entière porte en elle la perfection d’avoir contenu en son sein une valse intangible de sentiment contradictoires et d’émotions antagonistes : l’espoir, la légèreté, la défaite, la route vers un mieux après l’enfer, et quel enfer !, le vacillement, l’angoisse du demain, l’attente du changement qui n’arrive, finalement, jamais. Bis repetita. Les sourires et les petites joies distillées par de microscopiques victoires dans un quotidien fait de lien sociaux plus que parfaitement altérés.

Et s’il n’y avait que ça. Quand Georges a poussé la poste du restaurant ce soir-là, il n’aurait pas su prédire comment son année allait, elle, se terminer. Parce que c’est l’incertitude qui avait guidé l’ensemble de ses décisions tout au long des mois qui venaient de s’écouler. C’est pas une vie disait sa mère, de ne pas savoir de quoi demain est fait. Georges répondait inlassablement que c’était pareil pour tout le monde. Même si son secteur faisait face à un tsunami qu’on avait jamais imaginé.

Ce qui lui permettait de tenir le choc ressemblait à un mince filet d’eau coulant d’une gourde au fond du désert, un rien, une simple envie de se dire que demain peut nous apporter des jours meilleurs. Depuis toujours, dans le restaurant, alors que personne n’avait encore franchi la porte ou que tous étaient partis, le jeune gaillard, la cinquantaine bien tapée en réalité, lançait une playlist digne de 2012. Il se servait un verre d’une bouteille de la cave, saisie au hasard, s’attablait, assis sur un banc en bois face à une grande tablée. Vide depuis quelques mois maintenant. Allumait une bougie chauffe-plat à côté de son assiette de charcuterie. Et pensait à la chance qu’il avait. À sa santé, à ses proches, à sa vie tel qu’il l’avait toujours rêvée, même si rien n’avait été gagné d’avance.

On a tous 2012 en nostalgie, le monde n’était pas tel qu’il est aujourd’hui. La fille de Georges lui tenait compagnie quand elle habitait encore le coin, sinon il était seul. Depuis septembre, il s’accrochait de plus en plus à son mince filet d’eau, sur ses épaules, l’accumulation des tempêtes, sans accalmie, les loyers du restaurant, la paperasse pour le chômage partiel – était-il vraiment partiel ou allait-il finir par devenir durable ? Le confinement, les livraisons, le click & collect. Etait-ce seulement rentable pour lui ?

Attablé, ce fichu banc en bois au design certes irréprochable, néanmoins loin d’être confortable, il s’essayait à quelques calculs. Il avait fini par se poser des questions purement financières, lui, qui avait ouvert cet endroit pour entendre les rires, les discussions où tintent les verres quand ils s’entrechoquent les uns contre les autres. Lui qui s’échinait, non pas pour une marge quelconque, mais pour pouvoir voler quelques instants à ses gens, attablés chez lui, pour capter le son de leurs amours et, parfois, de leurs colères. Aujourd’hui, l’écho de la salle lui dressait les poils sur les bras, les terrasses bondées ne sont plus qu’un lointain souvenir et les frimas de l’hiver ne sont, pour une fois, pas responsables.