On dirait un slogan personnel.
Mois : janvier 2013
La haine.
T’as l’air con avec ce pansement sur la joue je lui ai glissé en lui attrapant un verre d’eau.
Quoi ? Comment ça ? Il m’a répondu l’air intrigué.
L’air con. Enfin quand on connait les circonstances… T’étais pas obligé de te raser, l’infirmière aurait pu le faire…
Dans un coin de la chambre, l’infirmière attendait qu’il ait terminé son plateau repas.
Tu sais j’ai un truc à te confier, j’ai jamais autant haï, c’est un sentiment terrible quand tu ne l’as jamais ressenti, un sentiment que tu ne comprends pas nécessairement mais qui est là, qui colle à chacun des mouvements que tu fais.
Pourquoi ?
Parce que. Je ne sais pas d’où il vient. Il est là, c’est tout. Il partira comme il est arrivé, comme ça, sans que je ne sois en mesure de comprendre pourquoi. Mais la haine, c’est ma première fois.
Je lui nettoyais le visage avec une lingette humide, il souriait. Moi aussi. L’infirmière nous écoutait d’une oreille. Je ne sais pas ce qu’elle attendait à présent qu’il avait terminé de manger. Elle n’osait pas approcher de notre conversation.
C’est quoi pour toi haïr, je t’ai demandé.
C’est quand tu as une nausée indescriptible, des mots qu’on ne dit pas, un sentiment indicible en vrai.
Et tu as déjà haï toi ?
Oui, ça m’est arrivé oui. J’étais un peu plus jeune que maintenant. Je travaillais dans une imprimerie et un de mes collègues insistait auprès d’une femme pour qu’elle aille diner avec lui. Elle était déjà mariée à l’époque et elle refusait toujours. Ses avances me foutaient la gerbe. Elle en savait plus quoi faire pour le repousser. Un jour elle lui a collé une gifle. Une belle gifle. Moi du haut de mes 20 ans, je jubilais, elle avait réussi. Elle l’avait renvoyé d’où il venait, avec tout le mépris dont elle était capable. Mais à partir de ce jour là, il avait changé d’un coup. Devant tout le monde elle avait osé le gifler. Elle le paierai cher murmurait le type un peu rougeaud de l’alcool qu’il consommait.
Comment ça elle le paierai cher ?
Il avait décidé de la faire partir. Il l’a harcelée jusqu’à ce qu’elle fonde en larmes dans l’atelier une fois, puis deux, puis trois. Il n’était même pas son supérieur, non, ils étaient au même niveau, simples sous-fifres de cet imprimeur plutôt sympa. Elle a craqué. Dans son dos, je travaillais à côté de lui, il la méprisait, l’insultait, la sifflait quand elle passait. Et j’ai commencé à haïr. Haïr ce que moi je ne faisais pas pour la soutenir. Je m’étais protégé derrière une fausse complicité mais je me haïssais de ne rien faire, de le laisser dire et de participer en me taisant à ce lynchage public. Elle est partie, le regard triste. C’est moi que j’ai haï. Je détestais mon reflet dans le miroir, je vomissais le jeune homme qui n’avait pas su aider cette femme. J’étais fiévreux, hagard. Le temps m’a aidé à comprendre que je n’avais rien pu faire de vraiment courageux. Et puis pour lui rendre un hommage de son vivant j’ai démissionné à mon tour, quelques semaines plus tard, ne supportant plus de travailler avec cet homme malsain.
Il reprenait son souffle, lentement, il ne me semble pas qu’il m’ait déjà parlé comme ça auparavant. Il ne m’avait jamais confié quoi que ce soit. De mon côté je savais que la haine qu’il avait ressentie n’était que mal dirigée. Je savais pour ma part à qui s’adressait la mienne. Qu’importe, tout ça ne durerait plus très longtemps maintenant.
L’amour ne menace personne
Histoire courte.
J’ai allumé le four et y ai glissé les pommes de terre sous leur couche de fromage, machinalement, sans regarder ce que j’y mettais. Je n’avais que faire du plat qui allait cuire, à vrai dire je ne pensais à rien d’autre que ce que tu venais d’asséner à nos vies, ce coup qui faisait voler en éclat un quotidien que je chérissais depuis quelques années. Après ton retour.
Sans me prévenir tu as décidé de couper le fil qui nous reliait encore à cette famille que nous avions fabriqué de toutes pièces, avec les uns. Avec les autres aussi. Sans me prévenir toujours tu as appelé Mariane, et lui a demandé de t’héberger ces jours de transition, elle a dit oui après quelques secondes d’hésitation. Je n’ai pas compris pourquoi elle ne m’avait rien confié, à moi. Nous étions amies et tu venais saccager ce que nous avions mis des mois à construire, pourtant elle ne m’avait rien dit. Les raisons de ton départ étaient encore obscures mais honnêtement je m’en foutais pas mal. Tu étais revenu après des années de silence et le visage de maman qui se décomposait au fil des mois.
Nous, on avait juste besoin de toi, de tes rires à table, de tes coups de gueule quand on parlait trop fort alors que tu regardais la télé ou quand tu cherchais une chemise et que tu désespérais de ne pas la trouver. Nous, on pensait que jamais tu ne serais capable de repartir. Depuis que tu étais rentré, il y a peut-être cinq ou six ans, nous avions changé entre temps, nous nous étions renforcés, soudés les uns aux autres, nous cinq. Six. La porte du four était brulante mais je n’avais pas senti la chaleur sur ma main. Zazie chantait à tue tête dans la chaine-hifi du salon et j’aurais eu envie qu’elle se taise, parce que mon cerveau bouillonnait. Trop. J’aimais la vie que nous menions depuis que tu étais revenu et personne ici ne comprenait pourquoi tu repartais, personne ici n’avait anticipé ce nouveau départ. Tu passais d’une ville à l’autre depuis des années, mais tu avais réussi à nous faire croire à nous, que tu savais ici te stabiliser et aimer ce que nous étions. Ne repars pas. Le gratin sera meilleur ici qu’ailleurs. C’est une promesse.