Histoire courte.

J’ai allumé le four et y ai glissé les pommes de terre sous leur couche de fromage, machinalement, sans regarder ce que j’y mettais. Je n’avais que faire du plat qui allait cuire, à vrai dire je ne pensais à rien d’autre que ce que tu venais d’asséner à nos vies, ce coup qui faisait voler en éclat un quotidien que je chérissais depuis quelques années. Après ton retour.

Sans me prévenir tu as décidé de couper le fil qui nous reliait encore à cette famille que nous avions fabriqué de toutes pièces, avec les uns. Avec les autres aussi. Sans me prévenir toujours tu as appelé Mariane, et lui a demandé de t’héberger ces jours de transition, elle a dit oui après quelques secondes d’hésitation. Je n’ai pas compris pourquoi elle ne m’avait rien confié, à moi. Nous étions amies et tu venais saccager ce que nous avions mis des mois à construire, pourtant elle ne m’avait rien dit. Les raisons de ton départ étaient encore obscures mais honnêtement je m’en foutais pas mal. Tu étais revenu après des années de silence et le visage de maman qui se décomposait au fil des mois.

Nous, on avait juste besoin de toi, de tes rires à table, de tes coups de gueule quand on parlait trop fort alors que tu regardais la télé ou quand tu cherchais une chemise et que tu désespérais de ne pas la trouver. Nous, on pensait que jamais tu ne serais capable de repartir. Depuis que tu étais rentré, il y a peut-être cinq ou six ans, nous avions changé entre temps, nous nous étions renforcés, soudés les uns aux autres, nous cinq. Six. La porte du four était brulante mais je n’avais pas senti la chaleur sur ma main. Zazie chantait à tue tête dans la chaine-hifi du salon et j’aurais eu envie qu’elle se taise, parce que mon cerveau bouillonnait. Trop. J’aimais la vie que nous menions depuis que tu étais revenu et personne ici ne comprenait pourquoi tu repartais, personne ici n’avait anticipé ce nouveau départ. Tu passais d’une ville à l’autre depuis des années, mais tu avais réussi à nous faire croire à nous, que tu savais ici te stabiliser et aimer ce que nous étions. Ne repars pas. Le gratin sera meilleur ici qu’ailleurs. C’est une promesse.

Jules.

Ce sourire sur ses lèvres, comme le gamin de cinq ans devant son nouveau jouet, signifiait qu’il était d’accord. Il avait dit « oui », il avait accepté l’expérience, sans rechigner. Tout irait bien à présent. C’est de la confiance qui scintillait entre lui et moi, de l’avenir certain, un rayon de soleil et ces valises qu’il allait faire, vidant ses tiroirs, triant ses jeux et ses livres écornés à force d’en avoir tourné les pages. Il est parti s’enfermer dans sa chambre et je sentais le soulagement poindre, là, tout près de la poitrine, ce poids qui allait finalement disparaître. Il n’a pas posé de questions inutiles. Seulement celles pratiques : fallait-il prendre ou non son maillot de bain Spiderman ? Pouvait-il emporter son vieux walkman qui ne fonctionnait plus mais auquel il tient très fort ? Et acheter une nouvelle brosse à dents parce que la sienne il voulait la laisser là, au cas-où ?

J’ai répondu oui à tout. Sans détour. Je n’avais guère le courage de lui avouer ce qu’il allait advenir de sa brosse à dents quand nous serions partis. Encore moins de lui dire que nous n’irions pas nous plus vers la mer. Nous sommes allés chercher des barres de céréales et des bonbons dans le placard de la cuisine, et en montant sur la chaise pour attraper la boite, il a fait tomber un verre. Il s’est brisé en mille morceaux et les éclats se sont glissés sournoisement sous les meubles, la table. Il m’a regardée, inquiet. En réalité, je jubilais : nous ne laissions que la douleur disséminée en nous depuis quelques années, lui offrant ce cadeau sublime du verre qui se cache et qui longtemps restera sous le réfrigérateur, signe de ceux qui partent sans regarder derrière eux et le marasme qu’ils laissent.

Nous allions devenir des vagabonds. J’allais arracher ce petit garçon des bras de son père. Et partais détendue.