Devenir adulte(s)

Un éternuement, un deuxième. Un troisième. À batons rompus nous discutions de tout, de rien, mais surtout de tout. Et ta soeur, comment va-t-elle ? Je l’avais lancé sur un sujet qui allait nous occuper bien un quart d’heure. J’écoutais, religieusement mais n’étais pas la seule. Nous étions un peu moins d’une dizaine à table, à rire de nos ennuis et à s’émouvoir des nouvelles de chacun. On sentait la fatigue poindre chez certains. Les yeux qui commencent à piquer et les bâillements arriver sur les visages, après presque cinq heures de diner. Qui aurait pu dire que nous prendrions le temps d’une soirée pour se revoir, qui aurait pu penser que malgré les carrières divergentes et les familles qui se sont constituées au fil des années nous nous serions retrouvés attablés ensemble à rire et à pleurer ?

Nous nous étions dit il y a bien longtemps que nous avions vécu bien trop fort pour se séparer et oublier qui nous avions été, légers et insouciants, alors loin de penser que nous ressemblerions à nos cons de parents. Je regardais chacun d’entre nous. Je n’étais plus là, j’avais fermé toute porte d’entrée et paré quelques remparts autour de moi, pour, égoïstement, profiter de ce que je voyais en face de moi, à mes côtés, de part et d’autre de la table. Quelques verres se levaient à mesure que les secondes s’écoulaient et des sourires se dessinaient le long des lèvres de mes convives. Satisfaite. De qui nous étions devenus, de vieux cons de jeunes parents à se soucier de la toux d’un de leur gamin et des retards de lecture d’un autre, de l’endroit où ils vont passer leurs prochaines vacances et de la robe à enfiler pour le mariage de l’un de nous. Qui aurait pu dire qu’on deviendrait aussi chiants que nos vieux cons de parents ?

Il n’avait toujours pas terminé de raconter sa soeur mais nous étions bien de l’entendre parler, nous étions bien d’être ensemble, simplement. Le temps d’une soirée, nous avions 25 ans, comme c’est loin, le temps d’une soirée, nous étions célibataires et nos conjoints ou compagnes à garder les enfants. Excepté quatre d’entre nous, en couple avec l’un de nos pairs. En me levant pour aller chercher une bouteille d’eau et une autre de vin, je passais la main dans ses cheveux. J’avais toujours aimé cette texture, et l’implantation étrange aussi. Un visage s’est levé vers moi, un clin d’oeil et un hochement de tête, je savais qu’elle aimait ça de nous, ni trop proche et pourtant jamais bien loin de l’un ou de l’autre, nous avions ce charme discret des couples qui s’aiment avec une simplicité évidente. Toiser le monde sans jamais le mépriser, dans une sorte de bulle étanche à la routine, étanche aux absences, étanche à toute forme de banalité crasse qui écrasait certains des couples parfois. Certes, ça pouvait agacer mais nous n’en avions rien à foutre.

Elle est arrivée dans la cuisine. Je suis heureuse tu sais m’a-t-elle dit. Je l’avais connue divorcée une première fois et avais assisté à ce qu’elle appelait le second. Pas le deuxième reprenait-elle systématique, le second. J’ai récupéré ma fille une semaine sur deux, je ne pleure plus quand elle part, je sais qu’elle reviendra vite a-t-elle murmuré. J’ai hoché la tête en attrapant la bouteille d’eau, tu sais elle t’en voudra quand même de l’abandonner le lundi matin à l’école, je lui ai répondu, maladroite, comme toujours. Je me suis insultée intérieurement. Elle me regardait en souriant, enfant du divorce comme moi, elle comprenait ce qu’abandon voulait dire. Je m’arrange pour caler mes déplacements quand elle n’est pas là.

J’allumais une cigarette, de loin, on entendait le brouhaha de la conversation, il parlait de son beau-frère et racontait les exploits mémorables de ce dernier avec une ironie non feinte. Tu as raison, je lui ai répondu, mais comment fais-tu pour les imprévus ?

Nous avions le même métier, de ceux qui ne laissent pas de place à la vie personnelle et qui nous empêchait aussi de nous faire comprendre de notre entourage, lassé de nous voir chercher des solutions pour concilier nos horaires improbables à notre vie familiale. Qui faisait aussi en sorte que nous reproduisions une certaine homogamie dans nos rencontres amoureuses et amicales. Qui d’autre pourrait comprendre nos annulations de dernière minute ? Qui d’autre aussi pouvait assimiler que certaines choses primaient sur d’autres au détriment de notre vie personnelle. La passion dirigeait le reste et nous étions heureux comme ça puisque nous avions épousé nos métiers.

J’ai trouvé une nounou adorable, disponible en urgence. La petite accroche bien et moi aussi. Et c’est tant mieux.

Elle avait l’air soulagée, elle sortait la tête de l’eau, elle prenait plaisir à ces moments de répit et de repos, elle pouvait à présent regarder plus sereinement qui elle avait été, et qui elle était. Bien loin de ces cinq dernières années.

Je n’avais pas envie que la soirée se termine, j’aurais voulu que, là, le temps s’arrête, pour que chacun d’entre nous puisse mesurer à quel point nous étions devenus des adultes. Parfois, souvent aussi chiants que nos vieux parents. Alors en revenant m’asseoir à table, j’ai pris le temps de regarder tous les visages et d’en observer les marques du temps. Nos sourires, eux, n’avaient pas changé. Ils étaient toujours aussi francs et sincères.

Le découragement

Une orange, un citron, du beurre et une tasse pour ton café – la cafetière faisait ce bruit atroce qui indique que le café est en train de couler – avec deux sucres sur une coupelle. Le jour ne s’était pas encore levé sur ta journée. En regardant le tapis du salon, j’ai découvert une poignée de cheveux bruns. Que j’ai laissée par terre, je t’imaginais dire qu’ils n’iraient pas tomber plus bas, et tu n’avais pas tout à fait tort. Ils n’allaient pas disparaitre non plus et je me doutais qu’en rentrant ce soir, ils n’auraient pas bougé.

La ventilation de la salle de bain venait de s’arrêter, enfin, quand je me suis souvenue qu’il fallait que j’attrape le fond de teint. Quand on allumait la lumière la ventilation se remettait en marche pour dix minutes. Je ne comprenais pas comment tu pouvais ne pas l’entendre. Les cachets te rendaient-ils sourde ? Je ne connaissais plus tes souffrances que tu cachais de plus en plus et pourtant j’estimais à juste titre que tu te devais de me parler, de m’expliquer, que je prenne une partie de ta douleur pour mienne et que, malgré tout, je puisse rester à ma place, comme quand tu étais petite et que rien ne pouvait t’arriver de plus méchant qu’une égratignure après une chute un peu brusque à vélo. Au lieu de ça on se ne parlait presque plus, on s’ignorait, moi parce que je ne savais pas quoi te dire et toi parce que tout ce qui venait de moi ne pouvait être qu’une erreur.

Je ne sais pas de quoi tu souffrais le plus, quoi de tes silences ou de ton visage renfermé était le plus difficile à accomplir. C’est si terrible d’accepter la main que je te tends ? C’est si terrible de penser que je ne suis là par amour plus que parce que j’y serais obligée  ? C’est si grave de se laisser aider par quelqu’un que tu crois détester ? Nos différences se sont creusées avec le temps, nos vies ne sont pas les mêmes, je n’aspire pas à ce que tu sois la plus brillante, j’espère seulement que tu prends tes décisions en accord avec ce que tu es et qui tu es. La ventilation de la salle de bain s’était enfin arrêtée et je me suis assise sur le canapé. On avait si peu d’années d’écart. J’ai regardé ton petit déjeuner avec tristesse et ton manteau posé sur l’accoudoir du canapé avec agacement de ce que tu n’écoutais plus quand je te demandais de ranger tes affaires dans le salon. De la poche gauche sortait Le découragement. Tu en avais parlé à ton frère au téléphone hier soir quand il t’a demandé comme tu allais, j’avais collé mon oreille à la porte de ta chambre pour entendre. Une histoire sur comment est-il possible d’écrire le découragement. Ce sentiment que tout glisse sans que tu ne puisses enrayer quoi que ce soit. Quelque chose que tu semblais avoir avalé en quelques heures, loin d’être abattue par la fatigue du traitement. De temps en temps tu as dis être découragée, murmuré, là, au bout du fil du téléphone, tu confiais à ce jeune homme tout ce que tu ne me disais plus.

Le café était prêt, le jour n’était toujours pas levé et tu dormais à poings fermés dans ta chambre d’adolescente, la musique de ton réveil s’était mise en route sans que je ne sache pourquoi tu avais décidé de te lever. La mer n’était pas très loin après tout.

J’ai attrapé mon sac, de peur de te croiser au moment où tu sortirai de ta chambre, il fallait que je parte. Un dernier regard vers ton petit-déjeuner. J’ai refermé la porte sur ton matin et, la main tremblante, j’ai serré Le découragement contre moi.