La tasse

C’était il y a 8 ans. C’était il y a une éternité. Restent les vestiges d’une tasse maintes et maintes fois lavée, maintes et maintes fois juste rincée, et cette petite madeleine de Proust satisfaisant mon désir de tourner une page sans pour autant l’oublier. On se souvient souvent des moments difficiles, de la douleur entre ces quatre murs et de la solitude d’être enfermée avec soi même et plus ou moins contre un gré dont on ne parvient pas à déterminer s’il est le notre ou non. Mais on se souvient aussi souvent des moments légers chargés d’une émotion inoubliable.

En lavant cette tasse, banal accessoire du quotidien, je me suis souvenue de la charge affective qu’elle porte, du sourire de F. quand au bord du désespoir alors que je refusais de la laver, elle me l’attrapait des mains pour l’embarquer dans un voyage à bord du lave-vaisselle. Je ne sais si elle a conscience de qui elle a été, pour moi, pour nous, pour eux, mais cette tasse aussi moche soit-elle représente tout ce qui me reste – physiquement – d’elle. Cette petite mère prenait soin de moi en lavant à grandes eaux ma mare de microbes au fond de la tasse.

Ce jour-là, elle s’était tournée vers moi, avec le sourire comme toujours. C’est fou comme son visage est apaisant. C’est dingue comme un simple regard peut mettre la colère au tapis. Quatre murs avaient suffit à exacerber qui j’étais et personne ou presque ne parvenait à tempérer cette boule enfouie. F., elle, en un demi tour pour me regarder, savait le faire. À dire vrai je n’en pouvais plus de ces murs et ils le savaient, ils étaient juste là, quand il le fallait et où il le fallait. Cette tasse encore aujourd’hui porte la colère de mon adolescence chaotique, de mon regard sévèrement noir, aujourd’hui encore elle est pleine d’un tas de choses. Si j’en faisais l’inventaire, elle déborderait, symbole de dix-huit mois d’absence et d’enfermement et bien plus de saisons encore de noir et de gris. F. parmi les autres, F. au milieu d’eux, F. On dit que la vie est faire de rencontres, F. a été l’une d’elle. Ma tasse en contient des milliers. Autant de rires et autant de douceurs, avec F. mais aussi avec d’autres, c’est devenu une sorte de souvenir commun à d’autres, un gimmick a l’ombre de nos déchirures passées. Le jour où tout ça a eu lieu, la matinée avait été fidèle aux précédentes, à cheval entre la difficulté d’être soi et celle d’être tout court, et on espérait tous qu’une accalmie ait lieu chez moi plus que chez n´importe lequel d’entre nous.

Je trimballais un cafe brûlant dans ma tasse, faisant les quatre cent pas dans les couloirs, et je lapais de temps en temps un peu de liquide – sorte de cafe lyophilisé acheté pas cher chez Leader price ou Lidl, le même magasin qui me fournissait en nourritures diverses au moment des rares permissions. J’avais dû marcher au moins trois kilomètres dans l’établissement, à en user mes chaussons et le jean qui traînait plus que de raison sur le carrelage. F. avait surpris mes aller retours et d’un geste avait arrêté les miens, d’une simple pression sur l’avant-bras elle avait stoppé le fantôme qui traînait entre ces murs. D’un mouvement brusque, j’avais repoussé sa main, comme allergique au moindre contact. Une tension épidermique et les poils qui se dressent alors que ma main lâchait la tasse. Je sais que F. a regardé en même temps que moi dans la même direction. Je sais aussi que F. avait peur de la chute. De ma chute. À toutes les deux, cette demi seconde nous avait paru être une éternité, faille temporelle au milieu d’un quotidien hyper régulé. Le lever du matin, la cloche du petit-déjeuner, celle des médicaments, l’autre de la thérapie de groupe, le rassemblement du goûter trois heures après être sortis du déjeuner et les autres moments qui faisaient encore que le temps avait une valeur qu’aucun d’entre nous n’avait encore.

La tasse se rapprochait dangereusement du sol. Nous avons craint l’atterrissage comme si le parachute du parachutiste ne s’était pas ouvert, comme si cette pauvre tasse verte allait se briser en mille morceaux, comme si ce repère pouvait disparaitre de nos yeux. De mes yeux. Nous observions l’une et l’autre ce qui tendait à mal finir, cet instant s’étirait et mon cerveau anesthésié par les différentes molécules avalées au matin ne comprenait rien d’autre que la perte. M. était arrivée au moment même où la tasse touchait le sol et alors que je tournais les yeux vers F., au bord des larmes, la tasse a heurté le sol. Et a rebondit. Une fois et puis deux, jusqu’à rouler non loin du fameux lave-vaisselle. F. s’est penchée pour la ramasser, le sourire aux lèvres. Elle m’a murmuré : « tu vois, on tombe, on tombe. Et on peut aussi ne pas se briser. »

Je crois qu’en lavant cette tasse encore ce matin, c’est à F. que je pense. C’est à F. et à ces secondes passées à ses côtés, sa main contre mes omoplates pour me permettre d’avancer encore et encore. Et toujours.

Rien d’autre n’est garanti

En ouvrant la porte, une masse s’est jetée contre moi, tapant de ses deux poings violemment sur mon sternum. Toute sa colère et ses poings. Étrangement je n’ai rien entendu d’autre que ses cris et des larmes, noyés dans les battements d’un cœur trop grand pour une si toute petite fille. Dehors les lumières des fêtes clignotaient, scintillaient, et pour un peu la neige aurait ajouté une touche encore plus festive.

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