Rien d’autre n’est garanti

En ouvrant la porte, une masse s’est jetée contre moi, tapant de ses deux poings violemment sur mon sternum. Toute sa colère et ses poings. Étrangement je n’ai rien entendu d’autre que ses cris et des larmes, noyés dans les battements d’un cœur trop grand pour une si toute petite fille. Dehors les lumières des fêtes clignotaient, scintillaient, et pour un peu la neige aurait ajouté une touche encore plus festive.

J’ai laissé quelques poignées de secondes passer. J’avais toujours cette petite fille contre moi, les poings à présent rangés le long de ses poches de jupe. J’ai pensé d’un coup qu’on aurait pu être une sacrée famille, qu’on aurait pu retrouver les nôtres, tous assis autour d’une joyeuse tablée à dévorer foie gras et huitres, saupoudrée de bonne humeur. Au lieu de ça, nous étions toutes les deux à aller chez de lointains parents proches. Cette année j’aurais voulu lui offrir une vraie famille, pleine de rires, pleine de joie, pleine de gens avec qui s’ennuyer ensemble, d’autres aussi avec qui s’engueuler et d’un sourire complice se réconcilier presque aussi vite qu’on avait élevé la voix. J’aurais voulu qu’elle goûte à ce que famille voulait dire, à ce que chaleur aussi pouvait signifier. J’étais autant désolée qu’elle. Pourtant on avait tout pour que ça puisse fonctionner. Et puis un jour, nous avons tout perdu d’un seul coup, tout ce qui aurait pu devenir une sacrée belle famille s’est écroulé sous nos pas, toutes les deux on s’est retrouvées toute seules, en décalage, en dehors de, extérieures à. On avait tout pour devenir une belle famille, celle qui, soudée, affronte les tempêtes et aime se retrouver pendant les fêtes. Ses pas ont précédé les miens dans un espace de sables mouvants, j’ai suivi, je l’ai suivi dans cette chute, je n’ai pas lâché sa main, j’ai attrapé sa taille et l’ai sortie du fossé dans lequel elle avait été projetée. Et puis les nuits ont laissé place aux jours qui ont laissé place aux nuits. Depuis ces années de turbulences, j’avais été là mais jamais je n’avais été capable de lui fabriquer une vraie famille, de celles qui rient et de celles qui se disputent violemment.

Elle respirait plus doucement qu’à mon arrivée mais elle était toujours collée à moi. Loin de vouloir se décoller. Peut-être la colère était-elle toujours là, tapie, dans un coin, prête à ressortir à travers la violence de ses cris et de sa terreur. Pendant que dehors, le vent soufflait et le temps continuait sa course, elle s’était arrêtée de pleurer. Il n’empêche que toujours à ce moment-là de l’année, elle réagissait comme ça, par des crises d’une violence inouïe. J’étais seulement partie faire quelques courses, elle restait parfois seule quand je m’absentais un peu, elle pouvait prendre soin d’elle quelques heures sans que je ne sois là. Cette fois encore j’avais oublié qu’elle ne supportait pas l’absence alors que décembre allait grignoter janvier doucement, tout doucement.

« Je suis désolée, désolée de ne pas t’offrir cette année encore une famille digne de ce nom. Tu n’y es pour rien, on avait beaucoup pour nous, on aurait pu avoir cette famille idéale, ce n’est pas le cas. Pardon. J’aurais voulu que tu puisses rire avec des gens de notre génération, j’aurais aussi voulu que tu prennes plaisir à choisir ta plus belle robe. Au lieu de ça, nous n’avons à construire qu’un simulacre de famille décomposée. Pardon. »

Elle ne pleurait plus, elle ne criait plus, elle me regardait les yeux grands ouverts en attente de la suite, en attente d’autres explications, d’autres raisons qui auraient pu expliquer toute cette solitude des fêtes. Je n’avais rien d’autre dans mon sac pourtant, rien d’autre que mon pardon. Rien d’autre n’est garanti à vie.

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