Les jeux de plage

Elle a pris cette serviette, toujours la même depuis cinq ans qu’elle vient ici. L’endroit ne bouge pas, pas plus que les rares vacanciers qui tous les ans repeuplent le coin. Des dunes et du sable, quelques pins et une plage qui n’en finit pas. Dans son sac, quelques magazines futiles puisqu’elle ne sait pas lire autre chose que les conseils beauté et mode. Des témoignages peut-être mais la vie des gens l’ennuie profondément. De la crème solaire aussi, un petit indice seulement, histoire de se dire qu’elle conserve un peu de capital solaire pour les jours et les ans à venir, et même si l’indice en question est trop faible. L’important c’est qu’elle puisse avoir cette marque délicate du maillot de bain, autour du cou, et qu’elle montre ostensiblement son passage près de l’océan.

Un stylo et des cartes qu’elle écrira le dernier jour, un signe d’amitié et d’amour sororal penseront les destinataires, la simple preuve qu’elle est partie et qu’ils sont retournés dans le camping triste et glauque de leur enfance pensera-t-elle. À la simple évocation du mot camping, elle frissonne. Les soirées d’accueil, la boom des enfants, la piscine collective et l’odeur des frites et des sardines grillées de la tente d’à côté, tout ça lui donne des nausées. Elle aime le confort de son petit appartement acheté seule, à crédit sur vingt ans « parce que le taux est intéressant » lui a dit son banquier. Elle apprécie aussi la tranquillité du voisinage. L’été dernier, les voisins étaient venus avec leur chien. Attaché toute la journée, il pleurait et faisait le tour du jardin avec sa laisse, le tout petit jardin. Un labrador sable. Elle avait fini par descendre leur dire. C’est pas humain de laisser un animal tout seul tout le temps leur avait-elle sèchement souligné. En réalité, elle voulait juste qu’il arrête de geindre et de perturber le calme du bord de mer.

Elle avançait sur le sable, se brûlant les pieds à chaque pas ou presque. On ne met pas de sandales l’été, au risque d’avoir de sales traces sur le dos des pieds. Encore quelques mètres et elle pourrait poser sa serviette, prune avec un petit logo orange en bas. Cette année encore, elle ne changerait pas de place, son petit ilot de plaisir, entre deux rochers et loin des autres serviettes, habitées par des familles et des couples. Depuis cet endroit, elle était bien assez près pour les regarder et bien assez loin pour ne pas être vue. Encore une année où elle partait seule. En descendant du train, elle s’était risquée à penser qu’elle aurait pu inviter quelques amis, l’appartement était grand et pouvait permettre à cinq ou six personnes de vivre, un peu tassées mais cinq ou six personnes quand même. Et puis elle avait fait rapidement le tour des connaissances qui pouvaient accepter. Elle n’en avait pas. Personne de suffisamment proche à qui proposer une quinzaine à la mer. Personne avec qui elle se sentait de vivre plus de trois jours. Il y avait bien sa soeur, mais ce camping lui collait à la peau. Et puis elle avait deux enfants en bas âge, c’est l’horreur pour les vacances avait-elle songé. Non seule c’était très bien. Pas de compte à rendre, pas de sourires à faire, pas de courbettes non plus. Pas de « tu veux quoi pour le petit déjeuner ? », pas de « vous voulez faire quoi ce soir ? « . Une belle solitude peut-être mais ça lui suffisait. La compagnie des autres pouvait devenir assez vite pénible.

À mesure qu’elle approchait de la mer, elle se sentait de plus en plus légère : la place sur laquelle elle s’allongeait lui permettait chaque jour d’observer d’abord les uns et les autres, puis intérieurement les critiquer – il n’y avait que la plage et les tenues légères pour décomplexer – détailler la plastique de ses voisines aux seins nus et marqués par les deux grossesses qu’elles avaient fait subir à leurs corps, le ventre des maris, bedonnants, à l’image de la vie d’opulence qu’ils devaient mener avec leur 4*4 et leur maison en banlieue. Peu de gamins par ici ou en très bas âge, comme ça, pas de risque de tomber nez à nez avec un parasol qui héberge la prunelle des yeux de ses parents. Il n’y avait pour elle rien de pire que des parents extasiés devant leur progéniture. Regarder les pères construire des châteaux de sable avec leurs enfants lui rappelait combien elle était bien tout seule, loin des préoccupations enfantines et des couches à changer. On lui disait parfois qu’elle n’était qu’un monstre d’égoïsme, c’est sa soeur qui s’était permise de lui faire remarquer qu’elle n’était guère normale à ne vouloir ni mari ni enfant. En réalité elle était bien trop pénible pour être supportée. Elle n’aimait que la compagnie d’un amant ou deux la semaine, parfois le week-end mais rarement. Alors de là à penser être en couple régulier et partir en vacances à deux…

Elle étalait délicatement sa serviette pour éviter que des grains ne s’y glissent quand elle aperçut deux petites filles main dans la main qui marchaient sur le sable, la plus grande avait les chaussures de la plus jeune à la main. Elles chantonnaient une comptine qu’elle ne connaissait pas, quelque chose qui disait « à un à deux à trois on saute, à trois à quatre à cinq on court ». Un truc sans sens, un peu comme toutes les comptines dont elle avait le souvenir. Ou était-ce le souvenir qui rendaient les chansonnettes vides de logique ? Elle espérait que les fillettes s’en iraient bien vite mais au moment de sortir le magazine de l’été – un peu à la con, certes – elle comprit que la plus jeune pensait avoir trouvé le meilleur coin pour creuser un trou et aidée de la plus grande, elle avait attrapé la pelle. Son maillot de main deux pièces était trop grand pour elle et sa poitrine inexistante n’était plus recouverte par les triangles du haut, remontés vers son cou. Les petits noeuds rose du bas tenaient encore, par on ne sait quel miracle. La plus grande devait avoir cinq ou six ans. Elles avaient toutes les deux les mêmes couettes sur le côté de la tête, attachées avec des rubans rose comme leurs maillots de bain. Elles en étaient presque touchantes. Elle s’allongea sur sa serviette prune et oublia les fillettes quelques minutes, les yeux fermés, face au soleil, les paumes des mains posées bien à plat sur le sable et les jambes à peine écartées pour bronzer aussi l’intérieur des cuisses. On ne pense jamais à l’intérieur des cuisses. À tort. La musique dans les oreilles, elle n’entendit pas les petites qui s’étaient rapprochées pour jouer. Une tape sur l’épaule l’avait tirée de son monde. Elle avait senti le sol vibrer mais n’avait pas fait le rapprochement et avait pensé à quelqu’un qui passait près d’elle seulement. Elle ouvrit les yeux, la petite était presque collée à son visage et elle eut un mouvement de recul.
« Tu viens jouer avec nous ? » lui demanda la gamine.
« Euh … je me repose là. Ta maman ne t’a jamais dit qu’il ne fallait pas parler à des gens que tu ne connais pas ? »
« Si mais juste à des garçons » répondit la petite.
« Tu devrais faire attention à tout le monde. Je pourrais être aussi méchante », dit-elle.

La gamine recula de quelques centimètres, abasourdie, elle ne comprenait pas qu’elle ne veuille pas jouer avec elles.
« T’as l’air gentille mais je veux plus jouer avec toi, t’avais qu’à dire oui tout de suite » conclut la petite.
« Viens-là, tu parles à qui ? » cria sa soeur qui jouait toujours un peu plus haut.
« À la dame. Elle veux pas jouer avec nous », répondit sa soeur en courant vers elle.

Elle était gênée de ne pas être sympa avec les enfants. Ils n’y pouvaient rien. Enfin elles n’y pouvaient rien. Parfois elle se posait la question de l’origine de son aversion et puis elle laissait tomber. À quoi bon aller chercher pourquoi alors qu’elle n’avait pas dans sa vie des raisons qui rendait obligatoire la réflexion sur le sujet « pour ou contre les enfants ». Elle était égoïste, point. Elle les observait du coin de l’oeil, ne parvenant plus à dormir avec cette présence, plutôt joyeuse et bruyante. La petite avait déjà oublié la dame gentille mais qui avait refusé sa charmante invitation et elle traçait des coeurs dans le sable. Sa soeur la regardait faire avec un air d’inspecteur des travaux finis, les poings sur les hanches. Finalement, elle les trouvait touchantes de sincérité, dans leurs maillots de bain avec des noeuds roses. Après tout elles ne faisaient que vivre. Un peu comme si elles ne savaient pas ce que c’était de grandir et de souffrir. Elle ne pouvait que s’attendrir en les regardant jouer.

Elle prit son magazine et retourna à sa lecture.