Ta main

Posée sur la mienne, ta main, toute minuscule, sortait de ta manche comme un diable de sa boite. Au bout d’un long poignet, tes doigts fins, manucurés à l’arrache. Petite rockeuse. On ne m’avait jamais dit comme il était possible de s’attacher à une petite femme comme toi. On ne m’avait pas non plus prévenue à quel point il pouvait être difficile de t’écouter parler. De ce que tu avais traversé de vie, de ce qui pouvait faire qu’à présent tu étais plus vivante que les autres. Ton corps sur ce canapé, emmitouflé en cet hiver, apaisé, se soulevant à chaque inspiration et à chaque expiration, montrait de quelle manière il était si simple pour toi de respirer, si naturel d’être allongée, là, sur mes genoux. On avait quoi, dix ans de différence, quinze ? Peu importait en réalité l’âge qu’on avait, nos parcours parlaient pour nos artères. Tu disais souvent qu’on avait pas d’âge mais qu’on avait une histoire. Tu m’as autant apporté que ces années passées à réfléchir sur ce divan en bas de la rue des Dames. Rue des Dames ça te faisais toujours marrer quand on y marchait le soir : on avait jamais croisé une seule prostituée et j’avais beau t’expliquer que le nom de la rue venait de celui d’une abbaye ou d’un monastère, tu ne savais que répondre que jamais nous ne rencontrions de prostituées.

Tu avais l’air plutôt fragile pour une rockeuse. Menue, petite, frêle, légère, autant de qualificatifs qui faisaient de toi quelqu’un de friable au coup d’oeil de politesse. Pourtant il ne me semble pas t’avoir vue pleurer une seule fois, ni même flancher. Tu aurais pu parfois. Mais pleurer ça sert à rien tu disais, sauf à ce que les autres s’apitoient sur ton sort. Et s’il y a bien une chose dont tu avais horreur c’est la condescendance et la pitié. Tout ce qui chez moi au premier regard t’avais séduite. Tu avais largué les amarres, au loin tu avais tout quitté, mari, enfant et appartement, petit confort de ceux qui n’ont d’autre courage que de s’enliser dans une situation qu’ils abhorrent mais qu’ils conservent de peur de. Tu ne jugeais pas les autres, tu constatais seulement ce que tu prenais pour de la lâcheté. Je te répondais que tout le monde n’avait pas ta clairvoyance et que parfois la lâcheté n’était qu’une forme de contentement qui pouvait très bien aller de pair avec le bonheur. « C’est pas mon bonheur » tu répondais. « C’est quoi le bonheur d’ailleurs ? C’est quelque chose que tu ne peux pas saisir tant que tu n’as pas ressenti la perte ou l’abandon. Un truc qui fait que tu avances, tu n’as pas le choix. Ou alors c’est que tu n’as pas le courage d’affronter ton reflet dans le miroir ».

Tes certitudes me fatiguaient parfois, souvent, parce que tu n’essayais pas de comprendre que ce avec quoi tu t’étais construite pouvait te permettre d’avoir ce luxe là, de saisir en quoi le vent dans tes cheveux avait son importance ou encore marcher à cloche-pieds sur un pont correspondait au privilège de ceux qui ont gouté l’enfermement contre leur docilité. Tu étais comme une chose un peu fragile qui virevoltait encore alors que la tempête sévissait dehors et faisait claquer les volets contre le mur de la maison.

On avait quitté Paris pour le calme des falaises bretonnes en ce week-end. Tu avais ce besoin viscéral de penser que les embruns avaient parcouru beaucoup de chemin avant d’arriver sur tes lèvres. Tu souriais encore cet après-midi, engoncée dans ce polaire vert fluo. Pour qu’on te repère de loin sur les pierres. On ne pouvait pas te rater. Tu m’avais fait cet aveu d’une fin annoncée. On ne savait ni les semaines ni les mois. On savait juste que ta vie avait une saveur particulière, un gout sucré sur la langue et que la mienne qui s’y ajoutait rendait tes jours heureux. Je n’ai pas pleuré, j’ai eu le souvenir de ce que tu pensais des larmes. Je suis là je t’ai promis.

Sur le canapé, ta petite main manucurée à l’arrache ne bougeait pas. J’essayais de respirer le moins fort possible, pour ne pas troubler ton sommeil du juste. Tes yeux fermés. Le sel qui piquait encore mes joues. Et mon sourire. Je suis là.

Jules.

Ce sourire sur ses lèvres, comme le gamin de cinq ans devant son nouveau jouet, signifiait qu’il était d’accord. Il avait dit « oui », il avait accepté l’expérience, sans rechigner. Tout irait bien à présent. C’est de la confiance qui scintillait entre lui et moi, de l’avenir certain, un rayon de soleil et ces valises qu’il allait faire, vidant ses tiroirs, triant ses jeux et ses livres écornés à force d’en avoir tourné les pages. Il est parti s’enfermer dans sa chambre et je sentais le soulagement poindre, là, tout près de la poitrine, ce poids qui allait finalement disparaître. Il n’a pas posé de questions inutiles. Seulement celles pratiques : fallait-il prendre ou non son maillot de bain Spiderman ? Pouvait-il emporter son vieux walkman qui ne fonctionnait plus mais auquel il tient très fort ? Et acheter une nouvelle brosse à dents parce que la sienne il voulait la laisser là, au cas-où ?

J’ai répondu oui à tout. Sans détour. Je n’avais guère le courage de lui avouer ce qu’il allait advenir de sa brosse à dents quand nous serions partis. Encore moins de lui dire que nous n’irions pas nous plus vers la mer. Nous sommes allés chercher des barres de céréales et des bonbons dans le placard de la cuisine, et en montant sur la chaise pour attraper la boite, il a fait tomber un verre. Il s’est brisé en mille morceaux et les éclats se sont glissés sournoisement sous les meubles, la table. Il m’a regardée, inquiet. En réalité, je jubilais : nous ne laissions que la douleur disséminée en nous depuis quelques années, lui offrant ce cadeau sublime du verre qui se cache et qui longtemps restera sous le réfrigérateur, signe de ceux qui partent sans regarder derrière eux et le marasme qu’ils laissent.

Nous allions devenir des vagabonds. J’allais arracher ce petit garçon des bras de son père. Et partais détendue.

Le disque rayé

Il y a ce soleil, indécent, impudique. Entré par la fenêtre. Un rayon frôlant ta hanche gauche. Et cette musique lancinante, comme un prélude à un amour qui n’existe que parce qu’il est là. Les heures s’étirent sans que nous ne puissions y faire quoi que ce soit. Fermer les yeux n’y changerait rien. Les garder ouverts non plus. Ma main glisse sur le drap et recouvre ta hanche avec ce tissu blanc. Il ne fait pas chaud en nous.

Il y a cette mélancolie dans tes yeux. Ce regard qui veut dire « je ne sais pas où on va, je ne sais pas si je te suis par là où tu passes ». Les genoux enroulés dans mes bras, assise sur le lit, il y a ce froid qui traverse chaque pore de ma peau, de l’intérieur vers l’air ambiant. La musique lancinante va d’ici quelques secondes s’arrêter sur une seule note, répétée et répétée. Le disque est rayé, tu le sais. Moi aussi.

Il y a ce qu’il reste de nous. Il y a cette douceur qui ne parvient pas à prendre le large. Cette douleur aussi, d’être pris au piège du risque d’être en vie. D’être entiers. Avec toute l’amertume que ça suppose. Le soleil se lève. Pas nous. Nous sommes figés dans ce qui n’existe pas, nous mentons à la terre entière, et à la clef la peur de l’échec, de ne pas être à la hauteur d’une société qui exige un bonheur constant et aussi linéaire que l’horizon vers l’Angleterre que nous avions aperçu en juillet dernier.

Il y a l’heure qu’il est. Approchant les six heures. Ce mercredi où tout peut basculer vers le pire comme vers le meilleur. Le morceau dans la chaine-hifi essaie de trouver la sortie. Ni toi ni moi ne nous tournons vers la télécommande, hypnotisés tous deux par le surréalisme de la scène. Je te murmure.

Que tu sais, « on ne guérit jamais d’avoir vécu ».