Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment.

Quelques regards échangés autour d’un verre, imprévu, laissant toi et moi déborder nos quotidiens, l’imprévisible « oui » de ma réponse à ta question. Aussi intense qu’un « oui » peut l’être. Dans ce bar du 19ème, serrés l’un à côté de l’autre sur une table minuscule, un peu comme un guéridon chez ma grand-mère, nous avons ri, l’ivresse d’un coca sans doute. Je me moquais de tes maladresses, enchainées les unes à la suite des autres. Nous ne comptions simplement plus le temps qui passait, nous regardions moqueurs les passants, une dame avec son chien, un grand-père en charentaise. Il était tard pourtant. « Il n’y a pas d’heure pour se promener ici » tu m’as répondu. Tu avais raison. Paris est une ville sans heures fixes, Paris vit la nuit et le jour, 24 heures de folie et de décadence, de taxi, de paillettes et d’attachés-case. Ma main dans la tienne. Nous n’en avions rien à foutre, le monde tournait et la foule allait et venait quand nous laissions passer le temps. Mes yeux ont croisé les tiens, j’ai retiré ma main, les joues rouges. Tu l’as reprise. Ni toi ni moi n’étions familiers de ce genre de démonstration. Tu as souri. N’aies plus jamais peur tu as pensé. Je l’ai vu dans tes yeux. Je n’aurais plus jamais peur, invincible dans ce monde devenu fou. Il n’y avait que toi pour me sortir de là. Il n’y avait que toi pour me soulever de cette folie de la surenchère, que toi aussi pour arrêter le temps comme ce soir. Je n’ai pas enlevé ma main. Je l’ai glissée plus fort encore dans la tienne. Comme pour te dire regarde, je te crois. Il a commencé à pleuvoir, nous étions en terrasse et l’eau tombait dans nos verres à présent vides. Le ciel nous signalait qu’il était temps de rentrer, il nous hurlait qu’il fallait se séparer. J’ai payé nos verres, cette fois sur deux, régulation naturelle comme promesse de nous revoir très vite, quand que l’un de nous réglait l’addition. Tu avais déjà enlevé la chaîne du scooter et enfilé ton casque. Il pleuvait des cordes. Imitant ta nonchalance, j’ai aussi glissé ma tête dans le casque de ta petite soeur. Elle n’en aura plus besoin maintenant qu’elle est partie pour Nantes tu m’avais dis il y a quinze jours au moment où je te l’ai tendu. Je l’ai gardé, posé chez moi dans l’entrée, parfois le chat y range des choses, des bouchons de bouteille en liège, des briquets, des stylos. Tout son petit butin amassé les heures d’absence.

Nous avons filé à travers les rues de la ville, accrochée derrière toi, le coeur battant et la peur de la pluie et de la chaussée humide. J’avais cette impression d’avoir quinze ou seize ans, à écouter de la musique après avoir embrassé un amoureux transi devant le portail de la maison familiale. Les feux tous verts et le scooter qui roulait entre les deux files de voitures. Nous étions les invincibles, nous étions les indivisibles. Et j’aimais cette douceur forte qui en découlait.

Dans Les enfants du Paradis, Garance disait « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un aussi grand amour ». C’est ce que tu m’as glissé à l’oreille en me déposant devant chez moi. J’ai embrassé tes lèvres, délicatement, sur la pointe des pieds, tu avais ce goût salé des olives du bar, j’ai souri. J’ai fermé la porte d’entrée et je me suis assise sur la première marche de l’escalier. Des larmes. Jacques Prévert avait raison, Paris est tout petit pour nous.

Le disque rayé

Il y a ce soleil, indécent, impudique. Entré par la fenêtre. Un rayon frôlant ta hanche gauche. Et cette musique lancinante, comme un prélude à un amour qui n’existe que parce qu’il est là. Les heures s’étirent sans que nous ne puissions y faire quoi que ce soit. Fermer les yeux n’y changerait rien. Les garder ouverts non plus. Ma main glisse sur le drap et recouvre ta hanche avec ce tissu blanc. Il ne fait pas chaud en nous.

Il y a cette mélancolie dans tes yeux. Ce regard qui veut dire « je ne sais pas où on va, je ne sais pas si je te suis par là où tu passes ». Les genoux enroulés dans mes bras, assise sur le lit, il y a ce froid qui traverse chaque pore de ma peau, de l’intérieur vers l’air ambiant. La musique lancinante va d’ici quelques secondes s’arrêter sur une seule note, répétée et répétée. Le disque est rayé, tu le sais. Moi aussi.

Il y a ce qu’il reste de nous. Il y a cette douceur qui ne parvient pas à prendre le large. Cette douleur aussi, d’être pris au piège du risque d’être en vie. D’être entiers. Avec toute l’amertume que ça suppose. Le soleil se lève. Pas nous. Nous sommes figés dans ce qui n’existe pas, nous mentons à la terre entière, et à la clef la peur de l’échec, de ne pas être à la hauteur d’une société qui exige un bonheur constant et aussi linéaire que l’horizon vers l’Angleterre que nous avions aperçu en juillet dernier.

Il y a l’heure qu’il est. Approchant les six heures. Ce mercredi où tout peut basculer vers le pire comme vers le meilleur. Le morceau dans la chaine-hifi essaie de trouver la sortie. Ni toi ni moi ne nous tournons vers la télécommande, hypnotisés tous deux par le surréalisme de la scène. Je te murmure.

Que tu sais, « on ne guérit jamais d’avoir vécu ».