Ce sont quatre femmes

Attablées autour d’un verre chacune. Quatre femmes, quatre vies qui se ressemblent, quatre situations dans un même monde, de l’absence au manque, du retour au départ, de la culpabilité à l’angoisse et des clins d’oeil aux larmes. Des sourires qui fusent à travers les anecdotes de chacune. De celles qu’on tait aussi, de celles que l’on sent et d’autres que l’on entend. Le serveur tend une soucoupe de chips, les fonds des clients qui n’avaient terminé d’avaler les leurs. Elles sourient toutes les quatre, liées par la même chose, liées par le même plaisir et la même douleur, liées par l’éloignement et le partage. Liées par le sentiment d’abandon autant que celui de dépendance et celui du rire à deux ou plusieurs. Des coeurs qui battent en choeur, les doigts attrapent une chips ou deux, informes pour faire passer le vin choisi un peu au hasard. Quatre femmes. Et des rires et des mots que les gorgées délient. Des confidences sur la table au milieu d’un brouhaha de couples et d’amis. Qu’allons-nous devenir ou où allons-nous sinon dans notre propre mur. Rien d’autres que ce que nous sommes, une génération désengagée et désabusée, des trentenaires un peu merdiques. Quatre avenirs incertains, sur le fil, quatre avenirs remplis d’espoir, d’envie, de folie. Et le serveur ressert un verre en tendant la carte « vous voudrez bien un carpaccio » demande-t-il. La folie dis-tu c’est ce qui guette quand il ne reste plus rien de l’espoir qui te tient encore debout, plus rien de celui avec qui tu es non plus. Rien non plus de l’amour qui remplit tes jours, pas le grand amour, le simple amour de l’échange, c’est cette force qui fait de toi celle que tu es aujourd’hui dit la rousse. La blonde répond que non. La folie c’est ce qui guette celui qui ne sait plus pourquoi il se lève le matin. Disserter sur la folie, plier sa serviette en papier et attraper le verre à pieds mal lavé où des traces de doigts se mélangent à des traces de rouge à lèvres de la précédente buveuse de vin blanc, rosé ou rouge. Nous ne sommes que quatre parmi tous les autres. Nous ne sommes que nous parmi le reste. Nous ne sommes rien d’autre que cela mais c’est ce qui vaut tout. Peu importe que nos vies amoureuses soient bancales. Peu importe aussi que nos avenirs soient incertains du moment qu’ils existent. On ne dit pas tout de la souffrance mais elle se lit facilement quand on aime. On ne dit pas tout de la souffrance parce que c’est inutile. C’est aussi pour ça qu’elles ne parlent pas beaucoup ce soir finalement. À quoi bon verser ses craintes dans un verre à moitié vide puisque nos avenirs sont dans un verre à moitié plein. Ils sont encore là pour faire aimer ce qu’il reste de leurs vies. Oui, reprenons un verre voulez-vous. Elles sont quatre mais pourraient être dix, douze ou même vingt.

La jeune triste

Dans le métro, elle doit avoir la trentaine, pas plus pas moins. Le regard noir, le visage fermé, de celui qui ne donne pas envie d’être pris entre ses mains, ni les doigts qui pourraient glisser dans ses cheveux noués en un chignon un peu foutraque. Rien de ce qui pourrait en moi susciter le moindre désir de réconfort. Ni même de désir tout court je crois. Quelque chose d’immuable dans sa façon de se ternir, recourbée sur elle-même, son sac à mains posé sur ses genoux, enfermés dans un jean slim. Elle ne regarde rien ni personne, enferrée dans son monde, la lune pas très loin. Je me suis demandé qui elle était pour se permettre de distiller le terne dans cette rame de métro bondé de la ligne 12 alors qu’un violoniste jouait un air connu d’Amélie Poulain et qu’une gamine le mangeait du regard, accrochée à sa mère, le cartable à ses pieds. La jeune femme portait le poids du monde sur ses épaules et j’ai voulu savoir pour qui, pour quoi, de quel droit elle donnait l’impression d’avoir vécu cent vies en une seule. De quel droit pouvait-elle se permettre ostensiblement de faire dire à ce sourire qu’elle n’avait pas « Je vous emmerde, vous et vos vies faciles, je vous emmerde et je suis souffrance autant que déchirures ». Pourquoi certains se relèvent quand d’autres restent à mi-chemin entre le désir et la mort. Mon intransigeance. Celle qui fait que j’ai porté le même poids du monde, lourd et qu’à un moment mon père m’a dit « mon fils, ici, soit tu marches, plus ou moins bien, à ton rythme, avec tes propres valeurs, soit tu crèves. Mais si tu crèves fais-le pour de bonnes raisons, une enfance compliquée et des parents bien pénibles, ça n’a rien d’une bonne raison ». Mes raisons, que je croyais bonnes – le départ de ma copine de l’époque et des difficultés à montrer aux gens que je les aime, façon de voir le couple et l’amitié bien particulière, je l’avoue – n’étaient basées que sur du rien. J’ai remercié mon père quand il est mort. Je m’étais ramassé sur mon propre nombril et j’avais brillé par mes absences et mes égoïsmes. L’égo sur-dimensionné, je n’étais capable de rien d’autre que d’être utile pour l’autre, pour pouvoir me situer dans un monde qui glissait entre mes doigts. Revenu de tout ça, j’avais ouvert mes volets et cessé de chercher la noirceur quand elle n’avait plus lieu d’être et de donner sens à ma vie. Se rendre malheureux, on a pas le droit. Croyez-vous que cette jeune femme soit ainsi à ce point de désespoir d’être identique à tous les marginaux et les inadaptés ou se donnait-elle la possibilité de l’être de peur de rester dans la masse ? Croyez-vous que son absence de sourire ne cache rien d’autre qu’une personnalité qu’elle aurait perdu ou qu’elle n’aurait jamais croisé ?

Mon intransigeance. Le type avec son violon mal accordé passait à présent entre les voyageurs, avec une boite en plastique. La gamine avec sa mère cherchait une petite pièce ou quelque chose à lui glisser. Une sucette au coca dépassait de son manteau, elle la glissa dans la boite avec un sourire à moitié édenté. Des petites nattes sur le sommet de la tête et des perles au bout. Depuis que j’étais sorti de ma torpeur, j’admirais les petits trucs du quotidien. Les perles de couleur par exemple.

La jeune femme, le visage crispé, s’était levée et d’un bond, elle avait sauté de la rame alors que les portes s’ouvrait. C’est con je lui aurais bien dit qu’elle n’avait pas le droit. Et aussi d’être ici. Et maintenant.