Qu’avons-nous fait de nos rêves ?

En passant devant la station de métro, il s’est souvenu qu’elle habitait là. Qu’elle lisait sûrement, allongée sur le canapé pourri du salon, les pieds en l’air et les lunettes dans les cheveux. Qu’allons-nous devenir lui avait-elle demandé ? Que deviendrons-nous une fois que tu auras franchi cette limite de l’acceptable. La première main levée sur elle, le premier poing contre sa cuisse, le premier coup de folie dont elle ne se remettrait pas. Il y a des violences que l’on ne maitrise plus, des fantasmes qui deviennent une réalité. Ses sourires pour parer les coups. Elle habitait là, peut-être encore, peut-être plus, peut-être aussi qu’elle avait fui Paris, perdue dans les souvenirs de chaque humiliation qu’elle avait vécue. Ou bien elle était lovée dans les bras de son nouveau compagnon. Il l’avait croisé un soir qu’il épiait le pas de sa porte, depuis le café en face. Il sortait de l’entrée et la lumière du 4ème étage au salon s’était éteinte. C’était lui, il en était sûr. Il lui avait volé Lola. Il l’avait extraite de ses poings. Il n’aurait pas dû, c’était une erreur il avait expliqué à Lola. Il allait se soigner, panser ses plaies pour éviter de lui en faire, il devait aller bien pour qu’ils puissent aller mieux à deux. Mais il n’avait finalement rien fait. Un soir qu’il était à jeun, il avait essayé de l’étrangler, comment pouvait-elle rester aux côtés d’un monstre pareil. Elle s’était débattue, lui avait broyé les couilles en lui jettant un coup de pied pour se défendre et elle avait fait un sac, rempli de babioles, ses carnets de croquis et ses feuilles d’écritures, son déodorant, son parfum, sa brosse à dents, des sous-vêtements – il avait vérifié chaque chose qu’elle avait emportée ce soir-là – et son ordinateur. Il gémissait encore de douleur quand elle avait claqué la porte en hurlant qu’il n’était qu’un dingue. Elle aurait pu le traiter de connard que ça n’aurait rien changé, elle était partie et c’est la plus grande insulte qu’elle avait pu lui faire. Sale type. Il avait rampé jusqu’à la porte d’entrée pour essayer de la retenir mais elle était déjà bien loin.

Maintenant elle dormait dans les bras d’un autre. C’était une erreur, elle devait revenir, il le savait, pour lui montrer qu’il allait mieux, qu’il était guéri de ses névroses, qu’il les avait laissées de côté, rangées bien délicatement, il avait rendu les armes et fait ses comptes. Lola, reviens. Quelques pas et il pourrait sonner chez elle, le code n’a pas changé il en était sûr, c’est un syndic de merde qui ne change jamais le code, elle lui disait depuis cinq ans qu’elle habitait là. Un an avait passé depuis son départ. Elle était revenue chercher ses affaires un jour qu’il était en conférence à Lille, un jour pluvieux, gris, comme le Nord sait en construire depuis la nuit des temps. Quand il était arrivé devant ce qui avait été leur appartement, la porte d’entrée était entrouverte, elle avait gardé le sien, au cas-où sait-on jamais ce que la vie nous réserve. La salle de bain était vide de ses précieux objets, le placard était vidé de moitié, la cuisine ressemblait à un champ de bataille et sa cafetière avait disparu. L’appartement ne ressemblait plus à rien sans elle avait-il pensé. « L’absence a des vertus que ta présence ne connait pas », ce sont ces quelques mots d’une artiste qu’elle avait laissés, écrits au feutre noir sur une simple page blanche. Il avait trouvé ça injuste, ce départ, cette fuite, infondée. Il n’avait rien fait d’autre que de lui signaler qu’elle prenait parfois trop de place dans une vie qu’il avait rendue toute petite, qu’il avait amoindrie, réduite à sa présence et celle de son père.

Elle l’aimait encore, il le savait, il le sentait. Lola, je t’en supplie, reviens.

Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment.

Quelques regards échangés autour d’un verre, imprévu, laissant toi et moi déborder nos quotidiens, l’imprévisible « oui » de ma réponse à ta question. Aussi intense qu’un « oui » peut l’être. Dans ce bar du 19ème, serrés l’un à côté de l’autre sur une table minuscule, un peu comme un guéridon chez ma grand-mère, nous avons ri, l’ivresse d’un coca sans doute. Je me moquais de tes maladresses, enchainées les unes à la suite des autres. Nous ne comptions simplement plus le temps qui passait, nous regardions moqueurs les passants, une dame avec son chien, un grand-père en charentaise. Il était tard pourtant. « Il n’y a pas d’heure pour se promener ici » tu m’as répondu. Tu avais raison. Paris est une ville sans heures fixes, Paris vit la nuit et le jour, 24 heures de folie et de décadence, de taxi, de paillettes et d’attachés-case. Ma main dans la tienne. Nous n’en avions rien à foutre, le monde tournait et la foule allait et venait quand nous laissions passer le temps. Mes yeux ont croisé les tiens, j’ai retiré ma main, les joues rouges. Tu l’as reprise. Ni toi ni moi n’étions familiers de ce genre de démonstration. Tu as souri. N’aies plus jamais peur tu as pensé. Je l’ai vu dans tes yeux. Je n’aurais plus jamais peur, invincible dans ce monde devenu fou. Il n’y avait que toi pour me sortir de là. Il n’y avait que toi pour me soulever de cette folie de la surenchère, que toi aussi pour arrêter le temps comme ce soir. Je n’ai pas enlevé ma main. Je l’ai glissée plus fort encore dans la tienne. Comme pour te dire regarde, je te crois. Il a commencé à pleuvoir, nous étions en terrasse et l’eau tombait dans nos verres à présent vides. Le ciel nous signalait qu’il était temps de rentrer, il nous hurlait qu’il fallait se séparer. J’ai payé nos verres, cette fois sur deux, régulation naturelle comme promesse de nous revoir très vite, quand que l’un de nous réglait l’addition. Tu avais déjà enlevé la chaîne du scooter et enfilé ton casque. Il pleuvait des cordes. Imitant ta nonchalance, j’ai aussi glissé ma tête dans le casque de ta petite soeur. Elle n’en aura plus besoin maintenant qu’elle est partie pour Nantes tu m’avais dis il y a quinze jours au moment où je te l’ai tendu. Je l’ai gardé, posé chez moi dans l’entrée, parfois le chat y range des choses, des bouchons de bouteille en liège, des briquets, des stylos. Tout son petit butin amassé les heures d’absence.

Nous avons filé à travers les rues de la ville, accrochée derrière toi, le coeur battant et la peur de la pluie et de la chaussée humide. J’avais cette impression d’avoir quinze ou seize ans, à écouter de la musique après avoir embrassé un amoureux transi devant le portail de la maison familiale. Les feux tous verts et le scooter qui roulait entre les deux files de voitures. Nous étions les invincibles, nous étions les indivisibles. Et j’aimais cette douceur forte qui en découlait.

Dans Les enfants du Paradis, Garance disait « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un aussi grand amour ». C’est ce que tu m’as glissé à l’oreille en me déposant devant chez moi. J’ai embrassé tes lèvres, délicatement, sur la pointe des pieds, tu avais ce goût salé des olives du bar, j’ai souri. J’ai fermé la porte d’entrée et je me suis assise sur la première marche de l’escalier. Des larmes. Jacques Prévert avait raison, Paris est tout petit pour nous.