Ton départ pour elle

Personne n’aurait pu dire. Personne n’aurait pu penser que. Et c’est arrivé. Il est parti. Comme nous étions arrivés l’un et l’autre dans nos vies, avec cette effraction en douceur qui a fait de nos premiers moments quelque chose qui ressemblait à une conquête animale ou une drague adolescente. C’est arrivé vite. Sans que je ne puisse le voir. Sans que je ne puisse ressentir autre chose que du soulagement, une respiration qui m’avait quittée finalement, une pause que je n’avais pas eue depuis quelques mois, presque un an sûrement. Ces absences de disputes et ces fuites, cette odeur particulière d’une douche en rentrant du bureau, celle aussi de l’alcool, doucereuse, embaumant l’air de ton entrée dans le salon, un baiser déposé sur mes lèvres. Ces horaires inconstantes, autant que ta personnalité. Ces « je t’appelle » qui n’étaient plus suivis de ce coup de téléphone. J’aurais dû le voir venir, le sentir, le penser, l’anticiper. Tes mensonges n’avaient d’égal que ton incapacité à être adulte, un enfant aurait prétexté la perte de sa montre quand tu arguais l’oubli de ton téléphone dans le tiroir de ton bureau. J’aurais voulu ne pas souffrir, mais c’est impossible de ne pas souffrir quand on aime. C’est impossible de ne pas pleurer quand on sent que tout s’en va, les dernières semaines après ces dix années heureuses. Après dix ans sans tâche, sans autre souffrance que le jour où j’ai perdu ma mère, tu fuyais avec une femme qui te donnerai ce que je n’avais sans doute pas su te donner.

Qui elle était, pourquoi, comment, j’en avais rien à foutre. Tu partais parce que tu étais mieux avec elle qu’avec moi. Qu’importe que les conséquences soient si lourdes à payer, si terrible à cicatriser. Il ne reste rien de toi en moi. Tu t’es glissé chez elle avec la dextérité d’un chat qui cherche à sauter sur un oiseau, à pas feutrés, m’a raconté ta soeur. Tu n’existes plus chez moi. Tu n’es qu’un souvenir, une trame, quelques glorieux tuteurs dans ma vie.

J’ai dit « Ne reviens plus jamais ». Quand il est parti, pendant des heures et des heures après la dernière valise attrapée sur le paillasson, je me suis mise au piano et j’ai joué, tout, tout, tout ce que je pouvais être en état de jouer. Avec cette sensation que tout s’écroulait, que je perdais la vie, que mes veines jamais ne pourraient retrouver cette vigueur et la solidité que je pensais avoir avec l’homme qui me préparait ces plats que je ne savais pas faire. Je venais de terminer un roman dans le train, quelques jours avant. J’ai cessé de jouer et ai écrit notre histoire, aussi fidèlement que j’ai pu, de peur de l’oublier un jour, avec cette pudeur qui a caractérisé tout ce que j’avais pu vivre à tes côtés, ce temps passé à faire ce que je n’avais jamais fait auparavant et cet air que j’avais su respirer alors que mon environnement était jusqu’alors irrespirable. J’ai écrit jour et nuit pendant presque un mois, dormant par à-coup, quelque fois, buvant plus que de raison. Il en est sorti ce qu’il en est sorti. J’ai cessé d’ouvrir ces bouteilles. Je me suis guérie de ton départ avec une pute.

En la suivant, j’ai compris que

Le casque sur les oreilles, la jeune avançait, elle fendait l’air, on aurait dit qu’elle sautillait tellement elle irradiait de légèreté, si tant est qu’on puisse irradier de légèreté. Je la suivais, matant sa démarche, ses pieds dont les talons ne touchaient presque jamais le sol. Terriblement sensuelle, elle avait la queue de cheval qui se balançait de droite à gauche, de gauche à droite, ostensiblement, fonction de son déhanché. À quelques mètres j’aurais pu sentir son parfum. J’imaginais un truc fruité, haut de gamme, que sa mère lui avait offert à Noël ou à son anniversaire, ou très différent, quelque chose qui ressemble à un parfum patchouli directement acheté chez Monoprix Beauté, j’imaginais beaucoup.

Je suivais ses pas, je suivais des gestes, je suivais ses cheveux, je suivais ses hanches, ses fesses et les talons de ses ballerines. Elle portait des chaussures plates noires, celle avec un noeud sur le dessus. Je ne l’avais pas vu mais je l’imaginais très bien ce noeud, des ballerines du chausseur de la rue du Faubourg du temple, juste avant la rue Bichat, dix euros la paire, quinze euros les deux. Ou alors elle avait été jusqu’à rue de la Paix pour y acheter une paire de Repetto. Je n’y pouvais rien, j’inventais beaucoup de vies à ceux que je croisais, comme ça, à travers Paris et ce que je faisais de mes jours et de mes nuits. Je n’avais rien d’autre à faire que d’errer et d’errer encore. Je n’écrivais plus depuis deux lustres. Marion m’aurait dit que ça ne faisait pas si longtemps que ça, que ça reviendrait, que c’était temporaire. C’est ça que j’avais dit à tout le monde. En réalité je n’avais plus envie de chercher chez les autres de quoi dépeindre ma vie. Elle me paraissait suffisamment pitoyable comme ça. Je vivais à travers les autres ce que je n’étais pas capable de vivre. Et astucieusement, je pouvais répondre que quelques morceaux de moi se trouvaient dans des textes qui n’avaient rien d’autre en commun qu’une admiration pour ce que pouvait vivre l’autre.

Là cette jeune devant moi, elle vivait ce que je n’étais pas, elle était légère, elle était vivante. Je n’étais pas mort, simplement inapte, là, à prouver à la terre entière que je pouvais être moins ce poids que j’étais. La vie n’est pas une question de temps, elle est une question du poids que l’on donne aux choses, du poids qu’on se donne à soi me répondait mon psy. Et l’apitoiement était ma seule qualité et le plaisir mon seul défaut. Elle avançait plus vite que moi depuis que je la suivais et avait pris cette avance qu’ont les gens heureux sur leur vie, cette avance qui faisait que chaque épreuve, chaque déception n’était pas un retour en arrière mais une simple chose à surmonter, un petit tas à balayer devant la porte, quelques jours quelques mois quelques semaines et puis s’en vont. Moi j’en restais bloqué et malade pendant des semaines. Va te faire soigner me disait Marion. Pour tout pour rien rien n’allait jamais bien. Si je me bloquais le dos, il m’était impossible de prendre le moindre cachet, le moindre anti-douleur. Tu sais Marion je lui disais, on ne peut qu’écrire dans la douleur. Sauf que l’argument valait ce qu’il valait il y a dix ans. C’était vrai, je ne pouvais faire autrement, l’ivresse de la douleur me faisait pondre des textes à la vitesse d’une Amélie Nothomb, l’accouchement en moins. Aujourd’hui même la douleur ne m’aidait plus à écrire, il y avait ce blocage, cette vie que je ne menais pas, et l’idée – fausse – que je me faisais de celle des autres.

 

La jeune s’est arrêtée pour traverser, remontant l’avenue de la République, elle cherchait à rejoindre le trottoir d’en face, avenue Parmentier, la librairie dont le nom rappelait qu’il y avait des gens qui guettaient le vent. Elle s’appelle Les guetteurs de vent. Je joue à pile ou face je me suis dit. Pile je la suis jusqu’au bout. Face je la suis jusqu’à ce qu’elle passe devant la librairie et je m’y arrêterai. Lire la prose des autres me rendra peut-être mes lignes manquantes, ces pans de vies que je n’écris plus. Face. Elle a traversé et je l’ai suivi encore. Pour la regarder marcher. Pour la regarder être. Quelques mètres. En regardant une dernière fois ses fesses, j’ai aperçu sa manche droite, elle avait un trou. Elle est passée devant la librairie. Je m’y suis arrêté.
(Si vous saviez comme j’aimerais pouvoir prendre le temps d’écrire plus souvent, y’a tout qui prend vie !)