Népenthès, tout ce qui dissipera la tristesse

C’était une sorte de gros organe, plein d’eau, des fuites de partout, l’eau qu’on essayait même plus d’écoper. Un truc prêt à exploser et à se répandre partout. « Maman, c’est quoi la tristesse », avait demandé Max.

La tristesse, c’est ça mon fils, un gros organe logé au fin fond de toi, qui n’attend que la petite fêlure nécessaire à ce qu’il s’épanche, que l’eau ruisselle de partout, qu’elle inonde, qu’elle envahisse les moindres recoins de ta vie, sans que tu sois capable d’arrêter toute cette flotte. Il faut juste attendre qu’elle passe, l’accueillir, l’écouter et la cajoler. Paradoxalement, en prendre soin. Parce qu’on ne peut pas en vouloir à la tristesse et qu’elle n’est jamais illégitime. Elle est juste là, elle te saisit quand tu t’y attends le moins, au détour d’une gorgé de jus de fruits, c’est un monstre qui surgit quand tout le monde est parti, mais qui peut parfois toquer à ta porte quand les invités sont encore là et qu’il manquera toujours quelqu’un. C’est dégueulasse la tristesse, c’est poisseux, ça colle, ça arrive juste après la colère, une fois qu’elle a quitté la pièce sur la pointe des pieds. Prendre des douches n’y changera rien, se réfugier au fond de son lit non plus, il faut que la vie continue dit-on, et c’est vrai, mais quels autres enchaînements que les larmes et encore les larmes ? Naturellement il va falloir du temps, des heures et des jours pour qu’elle change de forme, qu’elle soit plus douce et devienne d’abord un simple souvenir douloureux quand on l’évoque, jusqu’à n’être plus qu’une image, sur fond de « tu te souviens quand ? ».

C’est ça la tristesse mon fils, le fruit d’une injustice qui vient dévaler l’escalier pour se blottir sur tes genoux, quelque chose dont tu ne peux te défaire, bien solidement attaché à tes chevilles, tes poignets, aux racines de tes cheveux. Petit à petit, les noeuds se dénoueront, les muscles se détendront, les larmes vont finir par se tarir. Le soleil reviendra alors que tu le croyais à jamais disparu, niché dans les nuages les plus épais de ton existence. Ce n’est pas le vent ni la tempête qui éclaircira ton ciel, juste le temps. Parce qu’au final, il manquera toujours quelqu’un sur ce fauteuil, dans le jardin, sur le marché, aux anniversaires et aux mariages, aux naissances et aux souvenirs. Simplement, il faudra le faire vivre encore et surtout ne jamais oublier de le faire.

Un silence assourdissant

Toutes les fins de siècle ont le goût d’une chanson de l’album Mothers & Tigers d’Emily Loizeau. 2020 – et sa bamboche un peu spéciale – n’est pas une fin de siècle, mais elle y ressemble. Et l’année toute entière porte en elle la perfection d’avoir contenu en son sein une valse intangible de sentiment contradictoires et d’émotions antagonistes : l’espoir, la légèreté, la défaite, la route vers un mieux après l’enfer, et quel enfer !, le vacillement, l’angoisse du demain, l’attente du changement qui n’arrive, finalement, jamais. Bis repetita. Les sourires et les petites joies distillées par de microscopiques victoires dans un quotidien fait de lien sociaux plus que parfaitement altérés.

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La vie des autres

C’est le début de l’automne, il fait déjà un froid si grand que le plaid polaire ne suffit pas à me réchauffer. Téléphone à la main, vendredi soir pendant que ma planète entière est de sortie, je rafraîchis par réflexe l’application. Une fois, deux fois, trois fois. Rien de nouveau. En parcourant mes photos, je me rends compte que mes publications se ressemblent toutes. Un apéro avec des amis, un métro, une soirée, un apéro, une réunion de boulot, une soirée, un métro. Je meurs de froid, mais la perspective d’allumer le chauffage ne m’enchante pas. Sur l’écran d’accueil, je découvre une nouvelle photo, d’une amie que je croyais ailleurs qu’en soirée. Je descends plus bas, c’est une vague connaissance qui pose fièrement à côté de son chien je ne sais où.  Objectivement, je ne devrais pas être destinataire de cette photo, ce chien-là qui regarde l’objectif et puis ce sourire de ma connaissance.

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Je voudrais vous parler d’un quartier

Il n’y aura pour ce texte aucune autre introduction que « je voudrais vous parler d’un quartier ». Je n’y avais pas remis les pieds depuis les attentats, au même titre que j’ai fuis République et sa place jusqu’au 3 décembre dernier, tremblante à l’idée de physiquement me rendre compte des témoignages et de l’hommage rendu aux victimes tout autour de la statut magistrale de cette place à présent piétonne.

Je ne me souviens pas avoir lu quelque part une fine description de la vie – triste paradoxe – qui règne de Faidherbe à Goncourt et République en passant par Voltaire. Peut-être aussi que je ne voulais pas vraiment le lire. Cet assemblage de grandes lignes droites n’est évidemment pas un simple quartier festif, malgré ses grandes enfilades de bars, de la rue Saint Maur en passant par la rue de la Roquette, la rue de Charonne, Goncourt et le reste. 

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La cycliste et l’écrivaine

Le vélo remontait la côte à vive allure. Le vent dans le dos, la pluie dans le cou, la cycliste devant moi fendait les kilomètres à une vitesse inversement proportionnelle à celle de mes efforts pour parvenir à péniblement franchir mes étapes personnelles. Comme suite à un coup de poing dans les côtes, une masse au niveau de l’abdomen m’empêchait de respirer correctement l’air suffisant pour avancer, je végétais sur la place de ma petite vie rangée et tristement réglée comme une horloge. J’écoutais les mêmes chansons en boucle, lisais les mêmes livres de philosophie que quand j’avais treize ans, des hanches larges et de l’acné ingrate. Je laissais passer des occasions de prendre des risques et patientais tranquillement en attendant que mon heure vienne. Je ne savais toujours pas de quelle heure il s’agissait quand j’ai aperçu la vieille cycliste arrêtée au feu rouge, le pied à terre.

J’attendais depuis 36 ans, passivement, sans vraiment comprendre pourquoi j’attendais et de quel courage je manquais pour m’octroyer ce dont j’avais enfin besoin. J’avais mis des années à me rendre compte qu’aimer veut aussi dire souffrir et prendre des risques. J’avais également attendu de comprendre que 36 ans c’était vieux et moche. Ni aussi rond que 35 ni aussi beau que 37.

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C’est comme une cocotte-minute

C’est comme une cocotte-minute, une bombe, quelque chose qui enfle et prend de plus en plus de place, éreintant la patience de l’homme fatigué et amoindrissant ses velléités de bataille. C’est une guerre sans merci contre l’incapacité à la fois de se défendre et de se battre face à l’immobilisme mortifère d’une bande de preneurs de décisions. Il lui semblait qu’il était nécessaire de faire quelque chose pour se sortir de sa torpeur et de cette situation incroyablement méprisable pour l’ensemble de ses collègues. Quel homme pouvait être celui qui, subissant à son tour, laissait les autres se démener pour ne pas sombrer sous les injonctions contradictoires ? Certains s’en accommodaient pour d’étranges raisons mais pas lui. Des années de servitude avaient annihilé sa capacité à savoir si l’origine des problèmes, c’était lui ou son supérieur. D’aucuns diraient que ce pauvre homme n’avait de toute façon pas la possibilité de faire autre chose que ce job de merde. Et ils auraient raison.

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Une certaine vision des journées qui s’enchainent

Tous les soirs je me dis qu’il faut que je sois fort, qu’il faut que je tienne, qu’il faut que je résiste sinon ils auront gagné. Tous les matins c’est la même chose : en peinant à sortir de mon lit, je me dis qu’il faut que je sois fort, que perdre le combat que je mène serait catastrophique et qu’il faut que je tienne sinon ils auront gagné, ils auront eu ma peau.

Je fais mon possible pour dormir dans de bonnes conditions, 17 degrés dans la chambre, mitoyenne de celle des enfants. Aérer une fois par jour avant d’aller dormir, penser à ne pas trop se couvrir, préférer de la musique douce à un film pour éviter de stimuler le cerveau avec l’écran. Manger léger.

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Des êtres admirables

C’est en parcourant les photos que je nous ai vus. Sourire, rire, marcher, grimacer. Bien en vie. Ce sont les photos que l’on montre aux enfants et à la famille alors qu’on range la maison, l’appartement avant un déménagement. Ce sont aussi celles que l’on pourrait feuilleter de temps à autre, sans nostalgie mais avec un pincement au coeur d’une époque révolue – même si avec une objectivité non feinte, il valait mieux qu’elle se termine.

Je pense à nous et puis à ce que nous sommes devenus. Régulièrement je suis vos vies sur Internet, je me réjouis de là où vous en êtes. Vous n’en savez rien mais je suis fière de vous et je garde au fond de moi ce sentiment tenace que nos routes qui se sont croisées ne l’ont pas été par hasard et qu’il reste une trace de ces vies là. Je manque de nouvelles de certains et de certaines mais de là où je suis je sais que vous êtes aussi beau qu’avant, si ce n’est plus.

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De la tristesse d’être apolitique dans une démocratie occidentale.

Vingt-trois pauvres jours ont passé depuis que la foudre s’est abattue sur une partie de la population française. Parler d’ensemble serait mentir, c’est davantage une partie qui semble s’accorder à dire que la barbarie n’a pas sa place en France mais aussi à travers la planète. Touchés sur notre territoire, on pourrait croire à une prise de conscience collective du prix de la vie dans nos sociétés occidentales et a fortiori loin la-bas aussi dans des endroits moins proches. Et du besoin d’unité – tous des êtres humains – pour faire avancer une société. Plus de 4 millions de personnes ont marché à travers le pays, de quoi redonner un peu d’espoir au sein d’une société pour le moins individualiste. Alors oui, après ça on doit changer.

L’obligation fondamentale

Ça n’est pas qu’une question rhétorique, c’est une obligation fondamentale : il faut continuer. Continuer à avoir espoir quand on prend les transports avec toute cette foule et être émue qu’elle existe. Aussi il faut soutenir les petites initiatives individuelles, les petites briques pour une société plus juste et moins scindée entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas “mais c’est de leur faute ils l’ont bien mérité”. Il faut continuer de penser que l’empathie sert davantage que le conflit de prime abord. Et d’avoir foi en soi, en l’autre. Ce n’est pas aux citoyens de pallier le manque de décisions politiques ou de courage au sens où le politique au pouvoir doit assumer sa position.

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Entendre l’indicible #JeSuisCharlie

Beaucoup de choses ont déjà été dites, beaucoup de choses ont déjà été écrites. Et pourtant toujours cette sensation – loin d’être définissable ou tangible – et ce gout amer que quelque chose m’a échappé, quelque chose que je n’ai pas compris et que mon cerveau refuse encore de formuler. Quelque part, dans une société dite démocratique, en plein coeur d’une grande ville, peu importe que ce soit la capitale ou non, des hommes en ont tué d’autres pour venger un prophète qu’ils ont cru souillé par des dessins de journalistes.

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Cette nuit là.

Cette nuit-là encore j’avais pris des notes, quelques mots entrelacés sur qui on était, qui on allait bien pouvoir devenir. J’avalais les livres de philo autant que je pouvais et alors que je rêvassais sur le canapé du salon au petit matin, un énorme ouvrage posé sur les genoux, ma petite sœur était entrée, timide, sur la pointe des pieds pour me demander ce dont elle avait besoin pour écrire. Pour écrire comme toi m’avait-elle dit.

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« Manque cruel d’ambition »

En rouge en haut de la feuille de note, quelques mots griffonnés a la hâte « manque cruel d’ambition » et quelque chose qui ressemblait a « peu d’assiduité, présence réduite au strict minimum« .

C’était vrai. Je n’avais rien pour me défendre, aucune excuse, aucun chien n’avait mangé mes copies, aucune de mes grands-mères n’avait rendu l’âme. Pourtant ce qui aurait dû me faire prendre conscience qu’il s’agissait de moi, de ma vie, n’a eu qu’un effet contraire : en contrepartie de ces sentences, on ne m’enlevait rien, on me notifiait seulement que mon ambition était collée sur le premier barreau de l’échelle. Amarrée et engluée. Alors j’en foutais toujours le moins possible, me contentant du bénéfice secondaire hautement gratifiant – pour moi – d’avoir une place aussi absurde et dégradante fusse-t-elle, qui ne me plaisait pas mais dans laquelle je me complaisais comme un cochon dans sa fange. Et me donnait la possibilité d’être soutenue et plainte.

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Gaston

En attrapant le livre qui siégeait en haut de la pile, elle avait pensé « je n’aurais pas le temps de le lire aujourd’hui », mais elle l’avait pourtant glissé là, entre un parapluie qu’elle ne sortait jamais même par temps pluvieux et une pochette cartonnée qui avait perdu depuis longtemps son élastique sur le côté.

Elle avait fermé la porte derrière elle en prenant soin de ne pas laisser le chat dehors et avait quitté l’immeuble. Dehors le fond de l’air était frais et le ciel gris d’automne préparait une journée des plus humides. Son voisin n’allait pas tarder à arriver sur le quai du métro. Tous les matins, constants, ils faisaient un bout de chemin ensemble, debout, parfois serrés contre la barre de la rame, parfois serrés l’un contre l’autre, parfois assis. Tous les matins, ils se racontaient leurs craintes, leurs joies et leurs moments de défaite.

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Sans titre.

Je n’écris jamais sur ma vie et celle de ceux que je côtoie. Par respect et par pudeur aussi, ce qu’on vit ne regarde, la majeure partie du temps, que soi, que la part de privé qu’il reste dans nos vies. Aussi parce que j’aime jouer avec l’incertitude de ceux qui lisent et se demandent si j’ai déjà vécu ou vu ce que l’écriture raconte. On écrit certes avec notre coeur, avec notre corps, mais laissons à l’imagination ce qu’elle est, quelque chose que la vie, notre vie, façonne, inconsciemment et qui ne vit ou n’a pas vécu, nécessairement ce qu’elle crée. Pourtant, pour une fois, je laisse quelques lignes de moi, bien plus précises, bien plus fines. D’habitude, je n’écris jamais de moi. Pas cette fois. Et l’histoire finit mal. 

Je me souviens de sa petite main accrochée au chambranle de la porte. Je quittais les quatre murs qui la retenaient prisonnière en me disant qu’elle ne passerait pas le mois. Qu’elle allait s’en aller. En partant, ses parents m’ont raccompagnée je ne sais plus par quel moyen, sans doute en voiture comme nous étions arrivés. Je me souviens du froid de Garches et des malades qui marchaient entre les voitures. Quiconque a déjà marché avec un patient à Garches sait qu’il ne reste que peu de temps à vivre.

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S’égarer

Soudain toute cette ville m’a donné une nausée caractéristique de l’écœurement, du trop plein et de l’abondance terrifiante de ceux qui en surface ne manquent de rien. L’ostentation empreinte de mépris de ces rues a déclenché chez moi l’obsession de la fuite, la partie suivante devait commencer. Mais comment peut on étouffer dans si grand me demandait-on ? Comment était ce possible, surtout, que dans cette grandeur je ne me sente plus chez moi, plus à ma place, plus vraiment moi-même ?

Les lumières blafardes le long des trottoirs gorgés de touristes et les bars en enfilade ont été synonyme du plus profond de mon dégoût : je ne supportais plus la liesse de ceux qui ensemble s’amusent, et, hébétée, je racontais à qui voulait l’entendre qu’on se dirigeait vers quelque chose que je ne parvenais plus ni à assumer ni à apprécier. Simple crise me répondaient certains quand d’autres me demandaient si je plaisantais.

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La tasse

C’était il y a 8 ans. C’était il y a une éternité. Restent les vestiges d’une tasse maintes et maintes fois lavée, maintes et maintes fois juste rincée, et cette petite madeleine de Proust satisfaisant mon désir de tourner une page sans pour autant l’oublier. On se souvient souvent des moments difficiles, de la douleur entre ces quatre murs et de la solitude d’être enfermée avec soi même et plus ou moins contre un gré dont on ne parvient pas à déterminer s’il est le notre ou non. Mais on se souvient aussi souvent des moments légers chargés d’une émotion inoubliable.

En lavant cette tasse, banal accessoire du quotidien, je me suis souvenue de la charge affective qu’elle porte, du sourire de F. quand au bord du désespoir alors que je refusais de la laver, elle me l’attrapait des mains pour l’embarquer dans un voyage à bord du lave-vaisselle. Je ne sais si elle a conscience de qui elle a été, pour moi, pour nous, pour eux, mais cette tasse aussi moche soit-elle représente tout ce qui me reste – physiquement – d’elle. Cette petite mère prenait soin de moi en lavant à grandes eaux ma mare de microbes au fond de la tasse.

Ce jour-là, elle s’était tournée vers moi, avec le sourire comme toujours. C’est fou comme son visage est apaisant. C’est dingue comme un simple regard peut mettre la colère au tapis. Quatre murs avaient suffit à exacerber qui j’étais et personne ou presque ne parvenait à tempérer cette boule enfouie. F., elle, en un demi tour pour me regarder, savait le faire. À dire vrai je n’en pouvais plus de ces murs et ils le savaient, ils étaient juste là, quand il le fallait et où il le fallait. Cette tasse encore aujourd’hui porte la colère de mon adolescence chaotique, de mon regard sévèrement noir, aujourd’hui encore elle est pleine d’un tas de choses. Si j’en faisais l’inventaire, elle déborderait, symbole de dix-huit mois d’absence et d’enfermement et bien plus de saisons encore de noir et de gris. F. parmi les autres, F. au milieu d’eux, F. On dit que la vie est faire de rencontres, F. a été l’une d’elle. Ma tasse en contient des milliers. Autant de rires et autant de douceurs, avec F. mais aussi avec d’autres, c’est devenu une sorte de souvenir commun à d’autres, un gimmick a l’ombre de nos déchirures passées. Le jour où tout ça a eu lieu, la matinée avait été fidèle aux précédentes, à cheval entre la difficulté d’être soi et celle d’être tout court, et on espérait tous qu’une accalmie ait lieu chez moi plus que chez n´importe lequel d’entre nous.

Je trimballais un cafe brûlant dans ma tasse, faisant les quatre cent pas dans les couloirs, et je lapais de temps en temps un peu de liquide – sorte de cafe lyophilisé acheté pas cher chez Leader price ou Lidl, le même magasin qui me fournissait en nourritures diverses au moment des rares permissions. J’avais dû marcher au moins trois kilomètres dans l’établissement, à en user mes chaussons et le jean qui traînait plus que de raison sur le carrelage. F. avait surpris mes aller retours et d’un geste avait arrêté les miens, d’une simple pression sur l’avant-bras elle avait stoppé le fantôme qui traînait entre ces murs. D’un mouvement brusque, j’avais repoussé sa main, comme allergique au moindre contact. Une tension épidermique et les poils qui se dressent alors que ma main lâchait la tasse. Je sais que F. a regardé en même temps que moi dans la même direction. Je sais aussi que F. avait peur de la chute. De ma chute. À toutes les deux, cette demi seconde nous avait paru être une éternité, faille temporelle au milieu d’un quotidien hyper régulé. Le lever du matin, la cloche du petit-déjeuner, celle des médicaments, l’autre de la thérapie de groupe, le rassemblement du goûter trois heures après être sortis du déjeuner et les autres moments qui faisaient encore que le temps avait une valeur qu’aucun d’entre nous n’avait encore.

La tasse se rapprochait dangereusement du sol. Nous avons craint l’atterrissage comme si le parachute du parachutiste ne s’était pas ouvert, comme si cette pauvre tasse verte allait se briser en mille morceaux, comme si ce repère pouvait disparaitre de nos yeux. De mes yeux. Nous observions l’une et l’autre ce qui tendait à mal finir, cet instant s’étirait et mon cerveau anesthésié par les différentes molécules avalées au matin ne comprenait rien d’autre que la perte. M. était arrivée au moment même où la tasse touchait le sol et alors que je tournais les yeux vers F., au bord des larmes, la tasse a heurté le sol. Et a rebondit. Une fois et puis deux, jusqu’à rouler non loin du fameux lave-vaisselle. F. s’est penchée pour la ramasser, le sourire aux lèvres. Elle m’a murmuré : « tu vois, on tombe, on tombe. Et on peut aussi ne pas se briser. »

Je crois qu’en lavant cette tasse encore ce matin, c’est à F. que je pense. C’est à F. et à ces secondes passées à ses côtés, sa main contre mes omoplates pour me permettre d’avancer encore et encore. Et toujours.