La haine.

T’as l’air con avec ce pansement sur la joue je lui ai glissé en lui attrapant un verre d’eau.
Quoi ? Comment ça ? Il m’a répondu l’air intrigué.
L’air con. Enfin quand on connait les circonstances… T’étais pas obligé de te raser, l’infirmière aurait pu le faire…

Dans un coin de la chambre, l’infirmière attendait qu’il ait terminé son plateau repas.

Tu sais j’ai un truc à te confier, j’ai jamais autant haï, c’est un sentiment terrible quand tu ne l’as jamais ressenti, un sentiment que tu ne comprends pas nécessairement mais qui est là, qui colle à chacun des mouvements que tu fais.

Pourquoi ?

Parce que. Je ne sais pas d’où il vient. Il est là, c’est tout. Il partira comme il est arrivé, comme ça, sans que je ne sois en mesure de comprendre pourquoi. Mais la haine, c’est ma première fois.

Je lui nettoyais le visage avec une lingette humide, il souriait. Moi aussi. L’infirmière nous écoutait d’une oreille. Je ne sais pas ce qu’elle attendait à présent qu’il avait terminé de manger. Elle n’osait pas approcher de notre conversation.

C’est quoi pour toi haïr, je t’ai demandé.

C’est quand tu as une nausée indescriptible, des mots qu’on ne dit pas, un sentiment indicible en vrai.

Et tu as déjà haï toi ?

Oui, ça m’est arrivé oui. J’étais un peu plus jeune que maintenant. Je travaillais dans une imprimerie et un de mes collègues insistait auprès d’une femme pour qu’elle aille diner avec lui. Elle était déjà mariée à l’époque et elle refusait toujours. Ses avances me foutaient la gerbe. Elle en savait plus quoi faire pour le repousser. Un jour elle lui a collé une gifle. Une belle gifle. Moi du haut de mes 20 ans, je jubilais, elle avait réussi. Elle l’avait renvoyé d’où il venait, avec tout le mépris dont elle était capable. Mais à partir de ce jour là, il avait changé d’un coup. Devant tout le monde elle avait osé le gifler. Elle le paierai cher murmurait le type un peu rougeaud de l’alcool qu’il consommait.

Comment ça elle le paierai cher ?

Il avait décidé de la faire partir. Il l’a harcelée jusqu’à ce qu’elle fonde en larmes dans l’atelier une fois, puis deux, puis trois. Il n’était même pas son supérieur, non, ils étaient au même niveau, simples sous-fifres de cet imprimeur plutôt sympa. Elle a craqué. Dans son dos, je travaillais à côté de lui, il la méprisait, l’insultait, la sifflait quand elle passait. Et j’ai commencé à haïr. Haïr ce que moi je ne faisais pas pour la soutenir. Je m’étais protégé derrière une fausse complicité mais je me haïssais de ne rien faire, de le laisser dire et de participer en me taisant à ce lynchage public. Elle est partie, le regard triste. C’est moi que j’ai haï. Je détestais mon reflet dans le miroir, je vomissais le jeune homme qui n’avait pas su aider cette femme. J’étais fiévreux, hagard. Le temps m’a aidé à comprendre que je n’avais rien pu faire de vraiment courageux. Et puis pour lui rendre un hommage de son vivant j’ai démissionné à mon tour, quelques semaines plus tard, ne supportant plus de travailler avec cet homme malsain.

Il reprenait son souffle, lentement, il ne me semble pas qu’il m’ait déjà parlé comme ça auparavant. Il ne m’avait jamais confié quoi que ce soit. De mon côté je savais que la haine qu’il avait ressentie n’était que mal dirigée. Je savais pour ma part à qui s’adressait la mienne. Qu’importe, tout ça ne durerait plus très longtemps maintenant.

Histoire courte.

J’ai allumé le four et y ai glissé les pommes de terre sous leur couche de fromage, machinalement, sans regarder ce que j’y mettais. Je n’avais que faire du plat qui allait cuire, à vrai dire je ne pensais à rien d’autre que ce que tu venais d’asséner à nos vies, ce coup qui faisait voler en éclat un quotidien que je chérissais depuis quelques années. Après ton retour.

Sans me prévenir tu as décidé de couper le fil qui nous reliait encore à cette famille que nous avions fabriqué de toutes pièces, avec les uns. Avec les autres aussi. Sans me prévenir toujours tu as appelé Mariane, et lui a demandé de t’héberger ces jours de transition, elle a dit oui après quelques secondes d’hésitation. Je n’ai pas compris pourquoi elle ne m’avait rien confié, à moi. Nous étions amies et tu venais saccager ce que nous avions mis des mois à construire, pourtant elle ne m’avait rien dit. Les raisons de ton départ étaient encore obscures mais honnêtement je m’en foutais pas mal. Tu étais revenu après des années de silence et le visage de maman qui se décomposait au fil des mois.

Nous, on avait juste besoin de toi, de tes rires à table, de tes coups de gueule quand on parlait trop fort alors que tu regardais la télé ou quand tu cherchais une chemise et que tu désespérais de ne pas la trouver. Nous, on pensait que jamais tu ne serais capable de repartir. Depuis que tu étais rentré, il y a peut-être cinq ou six ans, nous avions changé entre temps, nous nous étions renforcés, soudés les uns aux autres, nous cinq. Six. La porte du four était brulante mais je n’avais pas senti la chaleur sur ma main. Zazie chantait à tue tête dans la chaine-hifi du salon et j’aurais eu envie qu’elle se taise, parce que mon cerveau bouillonnait. Trop. J’aimais la vie que nous menions depuis que tu étais revenu et personne ici ne comprenait pourquoi tu repartais, personne ici n’avait anticipé ce nouveau départ. Tu passais d’une ville à l’autre depuis des années, mais tu avais réussi à nous faire croire à nous, que tu savais ici te stabiliser et aimer ce que nous étions. Ne repars pas. Le gratin sera meilleur ici qu’ailleurs. C’est une promesse.

Partir c’est renoncer à

J’espère que tout va bien m’a-t-elle écrit. Quelques jours sans donner de nouvelles, oscillant entre l’oubli qu’elle existe et l’absence d’envie véritable de lui en donner. Une part de temps qui me manque aussi. Tout va bien oui je lui ai répondu. C’était faux mais on s’en fout, elle n’a pas besoin de le savoir. J’ai remonté les marches pour sortir du métro, un pincement au cœur en apercevant l’avenue près de laquelle se trouve mon ancien appartement. Un petit truc dénué d’espace mais néanmoins bien agencé, assez pour y vivre plusieurs années et y ramener autant de filles que j’en ai eu envie. En face de moi dans le métro, une fille, brune les yeux marrons, qui avait posé sa tête contre la vitre du wagon flambant neuf. Elle pleurait. Emma pleurait-elle aussi dans le métro ? Était-elle triste que je réponde aux abonnés absents ?
Aucune certitude, hormis sa force de caractère, mélange de fierté et de bonheur. Ce n’était pas une fille à être mélancolique. Elle rit tout le temps et ça ne cache jamais rien d’autre qu’un appétit insatiable de vie. C’est comme ça qu’elle se décrivait : j’ai faim de liens riait-elle quand on lui demandait comment elle faisait pour être aussi dynamique. Et puis ces derniers temps pourtant elle pleurait plus souvent, pour qui j’étais, pour ce que je lui imposais de mes silence et à elle d’abnégation.

Je suis passé devant mon ancienne boulangerie. Emma et moi on y allait pour acheter le pain le dimanche. Une foule monstre à la sortie de la messe mais comme on était jamais levés avant 11 heures, on ne parvenait pas à ne pas s’emmêler dans la queue de sortie de messe. Ce souvenir de rituel m’a poignardé d’un coup, comme si c’était révolu tout ça, la boulangerie, la messe, la file d’attente sur le trottoir, les chapeaux de vieilles et les cannes des maris. J’ai quitté le quartier et y ai laissé un morceau de ma vie, mes premières attaches, mon premier amour, mes premières soirées muées en nuits interminables. Je me suis terni en quittant ce qui avait fait de moi l’homme que je suis, pétri de contradictions mais aimant sa vie plus que tout au monde. En quittant mon quartier j’ai abandonné Emma et notre vie, nos moments de complicité main dans la main le long de l’avenue qui emmène au RER, ces mêmes moments d’ivresse à dessiner sur les tables comme deux gosses à qui on offre une nappe en papier et des craies grasses. J’ai aussi quitté la femme que j’ai aimée. J’espère que tout va bien m’a écrit Emma. Je me noie Emma. Et ma vie sans toi ne veut plus rien dire. Pardon de t’avoir abandonnée. Je n’oublie pas que tu existes, je voudrais n’avoir jamais quitté mon nid. Le vent s’est mis à souffler, le ciel bien noir annonçant une ambiance bien humide. Rien n’est grave, Beirut sifflotait dans mes oreilles. Je voudrais qu’on recommence comme avant. Mais c’est trop tard. Je suis trop con Emma.

Devant la vitrine du Monoprix, un gamin jouait à la marelle, un deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, CIEL ! Il a refait une fois le tour et puis une autre, il ne se lassait pas. À côté de lui une jeune femme dont on ne saurait dire s’il s’agissait de la mère ou de la soeur le regardait en souriant. Certains passants me frôlaient quand d’autres me bousculaient franchement. Pourtant je ne sentais plus rien d’autre que le vent qui s’engouffrait dans mon col et glaçait ma peau. Je suis resté un moment à regarder le gamin. Une minute, peut-être deux ou trois. La jeune femme me fixait du regard. En baissant les yeux, j’ai compris que mon attitude pouvait paraitre incongrue. Quand j’ai relevé la tête, des larmes s’étaient immiscées sous mes paupières. Le quartier, le vent, Emma, le reste, ce que je n’aurais jamais et ce que j’ai perdu. Un peu de tout. Un peu de rien. J’ai continué à marcher sous le vent, la pluie arrivait, je le sentais, comme la cerise sur le gâteau d’une mélancolie mêlée à de la nostalgie. Mon ignorance crasse de comment les gens fonctionnent m’a porté cet énième coup, celui de trop, celui qui veut dire plaque tout et ne te retourne pas. Vivre ensemble sans faire de nos amours des mélodrames je ne sais pas faire Emma, je suis désolé. Beirut avait laissé place à d’autres à mesure que je marchais jusqu’au parc. La pluie tombait à présent et trempait ma veste. Je n’en avais plus rien à foutre. Je n’avais aucune idée de ce que je ferai au parc, pourquoi j’avais fait quarante-cinq minutes de métro pour y parvenir, ni même pourquoi maintenant. Au loin on apercevait les grilles, une grande porte en ferraille derrière laquelle des poneys se baladaient avec des gamins quand il faisait beau, derrière laquelle aussi de jeunes couples avec ou sans poussette s’allongeaient sur l’herbe le dimanche pour pique-niquer. Avec ce temps, il n’y avait personne. J’ai franchi l’entrée, tremblant de froid sous les gouttes de pluie. Et je suis allé m’échouer sur un banc.

Je suis trop con Emma. Je te demande pardon.

Ce sont quatre femmes

Attablées autour d’un verre chacune. Quatre femmes, quatre vies qui se ressemblent, quatre situations dans un même monde, de l’absence au manque, du retour au départ, de la culpabilité à l’angoisse et des clins d’oeil aux larmes. Des sourires qui fusent à travers les anecdotes de chacune. De celles qu’on tait aussi, de celles que l’on sent et d’autres que l’on entend. Le serveur tend une soucoupe de chips, les fonds des clients qui n’avaient terminé d’avaler les leurs. Elles sourient toutes les quatre, liées par la même chose, liées par le même plaisir et la même douleur, liées par l’éloignement et le partage. Liées par le sentiment d’abandon autant que celui de dépendance et celui du rire à deux ou plusieurs. Des coeurs qui battent en choeur, les doigts attrapent une chips ou deux, informes pour faire passer le vin choisi un peu au hasard. Quatre femmes. Et des rires et des mots que les gorgées délient. Des confidences sur la table au milieu d’un brouhaha de couples et d’amis. Qu’allons-nous devenir ou où allons-nous sinon dans notre propre mur. Rien d’autres que ce que nous sommes, une génération désengagée et désabusée, des trentenaires un peu merdiques. Quatre avenirs incertains, sur le fil, quatre avenirs remplis d’espoir, d’envie, de folie. Et le serveur ressert un verre en tendant la carte « vous voudrez bien un carpaccio » demande-t-il. La folie dis-tu c’est ce qui guette quand il ne reste plus rien de l’espoir qui te tient encore debout, plus rien de celui avec qui tu es non plus. Rien non plus de l’amour qui remplit tes jours, pas le grand amour, le simple amour de l’échange, c’est cette force qui fait de toi celle que tu es aujourd’hui dit la rousse. La blonde répond que non. La folie c’est ce qui guette celui qui ne sait plus pourquoi il se lève le matin. Disserter sur la folie, plier sa serviette en papier et attraper le verre à pieds mal lavé où des traces de doigts se mélangent à des traces de rouge à lèvres de la précédente buveuse de vin blanc, rosé ou rouge. Nous ne sommes que quatre parmi tous les autres. Nous ne sommes que nous parmi le reste. Nous ne sommes rien d’autre que cela mais c’est ce qui vaut tout. Peu importe que nos vies amoureuses soient bancales. Peu importe aussi que nos avenirs soient incertains du moment qu’ils existent. On ne dit pas tout de la souffrance mais elle se lit facilement quand on aime. On ne dit pas tout de la souffrance parce que c’est inutile. C’est aussi pour ça qu’elles ne parlent pas beaucoup ce soir finalement. À quoi bon verser ses craintes dans un verre à moitié vide puisque nos avenirs sont dans un verre à moitié plein. Ils sont encore là pour faire aimer ce qu’il reste de leurs vies. Oui, reprenons un verre voulez-vous. Elles sont quatre mais pourraient être dix, douze ou même vingt.

La jeune triste

Dans le métro, elle doit avoir la trentaine, pas plus pas moins. Le regard noir, le visage fermé, de celui qui ne donne pas envie d’être pris entre ses mains, ni les doigts qui pourraient glisser dans ses cheveux noués en un chignon un peu foutraque. Rien de ce qui pourrait en moi susciter le moindre désir de réconfort. Ni même de désir tout court je crois. Quelque chose d’immuable dans sa façon de se ternir, recourbée sur elle-même, son sac à mains posé sur ses genoux, enfermés dans un jean slim. Elle ne regarde rien ni personne, enferrée dans son monde, la lune pas très loin. Je me suis demandé qui elle était pour se permettre de distiller le terne dans cette rame de métro bondé de la ligne 12 alors qu’un violoniste jouait un air connu d’Amélie Poulain et qu’une gamine le mangeait du regard, accrochée à sa mère, le cartable à ses pieds. La jeune femme portait le poids du monde sur ses épaules et j’ai voulu savoir pour qui, pour quoi, de quel droit elle donnait l’impression d’avoir vécu cent vies en une seule. De quel droit pouvait-elle se permettre ostensiblement de faire dire à ce sourire qu’elle n’avait pas « Je vous emmerde, vous et vos vies faciles, je vous emmerde et je suis souffrance autant que déchirures ». Pourquoi certains se relèvent quand d’autres restent à mi-chemin entre le désir et la mort. Mon intransigeance. Celle qui fait que j’ai porté le même poids du monde, lourd et qu’à un moment mon père m’a dit « mon fils, ici, soit tu marches, plus ou moins bien, à ton rythme, avec tes propres valeurs, soit tu crèves. Mais si tu crèves fais-le pour de bonnes raisons, une enfance compliquée et des parents bien pénibles, ça n’a rien d’une bonne raison ». Mes raisons, que je croyais bonnes – le départ de ma copine de l’époque et des difficultés à montrer aux gens que je les aime, façon de voir le couple et l’amitié bien particulière, je l’avoue – n’étaient basées que sur du rien. J’ai remercié mon père quand il est mort. Je m’étais ramassé sur mon propre nombril et j’avais brillé par mes absences et mes égoïsmes. L’égo sur-dimensionné, je n’étais capable de rien d’autre que d’être utile pour l’autre, pour pouvoir me situer dans un monde qui glissait entre mes doigts. Revenu de tout ça, j’avais ouvert mes volets et cessé de chercher la noirceur quand elle n’avait plus lieu d’être et de donner sens à ma vie. Se rendre malheureux, on a pas le droit. Croyez-vous que cette jeune femme soit ainsi à ce point de désespoir d’être identique à tous les marginaux et les inadaptés ou se donnait-elle la possibilité de l’être de peur de rester dans la masse ? Croyez-vous que son absence de sourire ne cache rien d’autre qu’une personnalité qu’elle aurait perdu ou qu’elle n’aurait jamais croisé ?

Mon intransigeance. Le type avec son violon mal accordé passait à présent entre les voyageurs, avec une boite en plastique. La gamine avec sa mère cherchait une petite pièce ou quelque chose à lui glisser. Une sucette au coca dépassait de son manteau, elle la glissa dans la boite avec un sourire à moitié édenté. Des petites nattes sur le sommet de la tête et des perles au bout. Depuis que j’étais sorti de ma torpeur, j’admirais les petits trucs du quotidien. Les perles de couleur par exemple.

La jeune femme, le visage crispé, s’était levée et d’un bond, elle avait sauté de la rame alors que les portes s’ouvrait. C’est con je lui aurais bien dit qu’elle n’avait pas le droit. Et aussi d’être ici. Et maintenant.

Qu’avons-nous fait de nos rêves ?

En passant devant la station de métro, il s’est souvenu qu’elle habitait là. Qu’elle lisait sûrement, allongée sur le canapé pourri du salon, les pieds en l’air et les lunettes dans les cheveux. Qu’allons-nous devenir lui avait-elle demandé ? Que deviendrons-nous une fois que tu auras franchi cette limite de l’acceptable. La première main levée sur elle, le premier poing contre sa cuisse, le premier coup de folie dont elle ne se remettrait pas. Il y a des violences que l’on ne maitrise plus, des fantasmes qui deviennent une réalité. Ses sourires pour parer les coups. Elle habitait là, peut-être encore, peut-être plus, peut-être aussi qu’elle avait fui Paris, perdue dans les souvenirs de chaque humiliation qu’elle avait vécue. Ou bien elle était lovée dans les bras de son nouveau compagnon. Il l’avait croisé un soir qu’il épiait le pas de sa porte, depuis le café en face. Il sortait de l’entrée et la lumière du 4ème étage au salon s’était éteinte. C’était lui, il en était sûr. Il lui avait volé Lola. Il l’avait extraite de ses poings. Il n’aurait pas dû, c’était une erreur il avait expliqué à Lola. Il allait se soigner, panser ses plaies pour éviter de lui en faire, il devait aller bien pour qu’ils puissent aller mieux à deux. Mais il n’avait finalement rien fait. Un soir qu’il était à jeun, il avait essayé de l’étrangler, comment pouvait-elle rester aux côtés d’un monstre pareil. Elle s’était débattue, lui avait broyé les couilles en lui jettant un coup de pied pour se défendre et elle avait fait un sac, rempli de babioles, ses carnets de croquis et ses feuilles d’écritures, son déodorant, son parfum, sa brosse à dents, des sous-vêtements – il avait vérifié chaque chose qu’elle avait emportée ce soir-là – et son ordinateur. Il gémissait encore de douleur quand elle avait claqué la porte en hurlant qu’il n’était qu’un dingue. Elle aurait pu le traiter de connard que ça n’aurait rien changé, elle était partie et c’est la plus grande insulte qu’elle avait pu lui faire. Sale type. Il avait rampé jusqu’à la porte d’entrée pour essayer de la retenir mais elle était déjà bien loin.

Maintenant elle dormait dans les bras d’un autre. C’était une erreur, elle devait revenir, il le savait, pour lui montrer qu’il allait mieux, qu’il était guéri de ses névroses, qu’il les avait laissées de côté, rangées bien délicatement, il avait rendu les armes et fait ses comptes. Lola, reviens. Quelques pas et il pourrait sonner chez elle, le code n’a pas changé il en était sûr, c’est un syndic de merde qui ne change jamais le code, elle lui disait depuis cinq ans qu’elle habitait là. Un an avait passé depuis son départ. Elle était revenue chercher ses affaires un jour qu’il était en conférence à Lille, un jour pluvieux, gris, comme le Nord sait en construire depuis la nuit des temps. Quand il était arrivé devant ce qui avait été leur appartement, la porte d’entrée était entrouverte, elle avait gardé le sien, au cas-où sait-on jamais ce que la vie nous réserve. La salle de bain était vide de ses précieux objets, le placard était vidé de moitié, la cuisine ressemblait à un champ de bataille et sa cafetière avait disparu. L’appartement ne ressemblait plus à rien sans elle avait-il pensé. « L’absence a des vertus que ta présence ne connait pas », ce sont ces quelques mots d’une artiste qu’elle avait laissés, écrits au feutre noir sur une simple page blanche. Il avait trouvé ça injuste, ce départ, cette fuite, infondée. Il n’avait rien fait d’autre que de lui signaler qu’elle prenait parfois trop de place dans une vie qu’il avait rendue toute petite, qu’il avait amoindrie, réduite à sa présence et celle de son père.

Elle l’aimait encore, il le savait, il le sentait. Lola, je t’en supplie, reviens.

Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment.

Quelques regards échangés autour d’un verre, imprévu, laissant toi et moi déborder nos quotidiens, l’imprévisible « oui » de ma réponse à ta question. Aussi intense qu’un « oui » peut l’être. Dans ce bar du 19ème, serrés l’un à côté de l’autre sur une table minuscule, un peu comme un guéridon chez ma grand-mère, nous avons ri, l’ivresse d’un coca sans doute. Je me moquais de tes maladresses, enchainées les unes à la suite des autres. Nous ne comptions simplement plus le temps qui passait, nous regardions moqueurs les passants, une dame avec son chien, un grand-père en charentaise. Il était tard pourtant. « Il n’y a pas d’heure pour se promener ici » tu m’as répondu. Tu avais raison. Paris est une ville sans heures fixes, Paris vit la nuit et le jour, 24 heures de folie et de décadence, de taxi, de paillettes et d’attachés-case. Ma main dans la tienne. Nous n’en avions rien à foutre, le monde tournait et la foule allait et venait quand nous laissions passer le temps. Mes yeux ont croisé les tiens, j’ai retiré ma main, les joues rouges. Tu l’as reprise. Ni toi ni moi n’étions familiers de ce genre de démonstration. Tu as souri. N’aies plus jamais peur tu as pensé. Je l’ai vu dans tes yeux. Je n’aurais plus jamais peur, invincible dans ce monde devenu fou. Il n’y avait que toi pour me sortir de là. Il n’y avait que toi pour me soulever de cette folie de la surenchère, que toi aussi pour arrêter le temps comme ce soir. Je n’ai pas enlevé ma main. Je l’ai glissée plus fort encore dans la tienne. Comme pour te dire regarde, je te crois. Il a commencé à pleuvoir, nous étions en terrasse et l’eau tombait dans nos verres à présent vides. Le ciel nous signalait qu’il était temps de rentrer, il nous hurlait qu’il fallait se séparer. J’ai payé nos verres, cette fois sur deux, régulation naturelle comme promesse de nous revoir très vite, quand que l’un de nous réglait l’addition. Tu avais déjà enlevé la chaîne du scooter et enfilé ton casque. Il pleuvait des cordes. Imitant ta nonchalance, j’ai aussi glissé ma tête dans le casque de ta petite soeur. Elle n’en aura plus besoin maintenant qu’elle est partie pour Nantes tu m’avais dis il y a quinze jours au moment où je te l’ai tendu. Je l’ai gardé, posé chez moi dans l’entrée, parfois le chat y range des choses, des bouchons de bouteille en liège, des briquets, des stylos. Tout son petit butin amassé les heures d’absence.

Nous avons filé à travers les rues de la ville, accrochée derrière toi, le coeur battant et la peur de la pluie et de la chaussée humide. J’avais cette impression d’avoir quinze ou seize ans, à écouter de la musique après avoir embrassé un amoureux transi devant le portail de la maison familiale. Les feux tous verts et le scooter qui roulait entre les deux files de voitures. Nous étions les invincibles, nous étions les indivisibles. Et j’aimais cette douceur forte qui en découlait.

Dans Les enfants du Paradis, Garance disait « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un aussi grand amour ». C’est ce que tu m’as glissé à l’oreille en me déposant devant chez moi. J’ai embrassé tes lèvres, délicatement, sur la pointe des pieds, tu avais ce goût salé des olives du bar, j’ai souri. J’ai fermé la porte d’entrée et je me suis assise sur la première marche de l’escalier. Des larmes. Jacques Prévert avait raison, Paris est tout petit pour nous.

Ton départ pour elle

Personne n’aurait pu dire. Personne n’aurait pu penser que. Et c’est arrivé. Il est parti. Comme nous étions arrivés l’un et l’autre dans nos vies, avec cette effraction en douceur qui a fait de nos premiers moments quelque chose qui ressemblait à une conquête animale ou une drague adolescente. C’est arrivé vite. Sans que je ne puisse le voir. Sans que je ne puisse ressentir autre chose que du soulagement, une respiration qui m’avait quittée finalement, une pause que je n’avais pas eue depuis quelques mois, presque un an sûrement. Ces absences de disputes et ces fuites, cette odeur particulière d’une douche en rentrant du bureau, celle aussi de l’alcool, doucereuse, embaumant l’air de ton entrée dans le salon, un baiser déposé sur mes lèvres. Ces horaires inconstantes, autant que ta personnalité. Ces « je t’appelle » qui n’étaient plus suivis de ce coup de téléphone. J’aurais dû le voir venir, le sentir, le penser, l’anticiper. Tes mensonges n’avaient d’égal que ton incapacité à être adulte, un enfant aurait prétexté la perte de sa montre quand tu arguais l’oubli de ton téléphone dans le tiroir de ton bureau. J’aurais voulu ne pas souffrir, mais c’est impossible de ne pas souffrir quand on aime. C’est impossible de ne pas pleurer quand on sent que tout s’en va, les dernières semaines après ces dix années heureuses. Après dix ans sans tâche, sans autre souffrance que le jour où j’ai perdu ma mère, tu fuyais avec une femme qui te donnerai ce que je n’avais sans doute pas su te donner.

Qui elle était, pourquoi, comment, j’en avais rien à foutre. Tu partais parce que tu étais mieux avec elle qu’avec moi. Qu’importe que les conséquences soient si lourdes à payer, si terrible à cicatriser. Il ne reste rien de toi en moi. Tu t’es glissé chez elle avec la dextérité d’un chat qui cherche à sauter sur un oiseau, à pas feutrés, m’a raconté ta soeur. Tu n’existes plus chez moi. Tu n’es qu’un souvenir, une trame, quelques glorieux tuteurs dans ma vie.

J’ai dit « Ne reviens plus jamais ». Quand il est parti, pendant des heures et des heures après la dernière valise attrapée sur le paillasson, je me suis mise au piano et j’ai joué, tout, tout, tout ce que je pouvais être en état de jouer. Avec cette sensation que tout s’écroulait, que je perdais la vie, que mes veines jamais ne pourraient retrouver cette vigueur et la solidité que je pensais avoir avec l’homme qui me préparait ces plats que je ne savais pas faire. Je venais de terminer un roman dans le train, quelques jours avant. J’ai cessé de jouer et ai écrit notre histoire, aussi fidèlement que j’ai pu, de peur de l’oublier un jour, avec cette pudeur qui a caractérisé tout ce que j’avais pu vivre à tes côtés, ce temps passé à faire ce que je n’avais jamais fait auparavant et cet air que j’avais su respirer alors que mon environnement était jusqu’alors irrespirable. J’ai écrit jour et nuit pendant presque un mois, dormant par à-coup, quelque fois, buvant plus que de raison. Il en est sorti ce qu’il en est sorti. J’ai cessé d’ouvrir ces bouteilles. Je me suis guérie de ton départ avec une pute.

En la suivant, j’ai compris que

Le casque sur les oreilles, la jeune avançait, elle fendait l’air, on aurait dit qu’elle sautillait tellement elle irradiait de légèreté, si tant est qu’on puisse irradier de légèreté. Je la suivais, matant sa démarche, ses pieds dont les talons ne touchaient presque jamais le sol. Terriblement sensuelle, elle avait la queue de cheval qui se balançait de droite à gauche, de gauche à droite, ostensiblement, fonction de son déhanché. À quelques mètres j’aurais pu sentir son parfum. J’imaginais un truc fruité, haut de gamme, que sa mère lui avait offert à Noël ou à son anniversaire, ou très différent, quelque chose qui ressemble à un parfum patchouli directement acheté chez Monoprix Beauté, j’imaginais beaucoup.

Je suivais ses pas, je suivais des gestes, je suivais ses cheveux, je suivais ses hanches, ses fesses et les talons de ses ballerines. Elle portait des chaussures plates noires, celle avec un noeud sur le dessus. Je ne l’avais pas vu mais je l’imaginais très bien ce noeud, des ballerines du chausseur de la rue du Faubourg du temple, juste avant la rue Bichat, dix euros la paire, quinze euros les deux. Ou alors elle avait été jusqu’à rue de la Paix pour y acheter une paire de Repetto. Je n’y pouvais rien, j’inventais beaucoup de vies à ceux que je croisais, comme ça, à travers Paris et ce que je faisais de mes jours et de mes nuits. Je n’avais rien d’autre à faire que d’errer et d’errer encore. Je n’écrivais plus depuis deux lustres. Marion m’aurait dit que ça ne faisait pas si longtemps que ça, que ça reviendrait, que c’était temporaire. C’est ça que j’avais dit à tout le monde. En réalité je n’avais plus envie de chercher chez les autres de quoi dépeindre ma vie. Elle me paraissait suffisamment pitoyable comme ça. Je vivais à travers les autres ce que je n’étais pas capable de vivre. Et astucieusement, je pouvais répondre que quelques morceaux de moi se trouvaient dans des textes qui n’avaient rien d’autre en commun qu’une admiration pour ce que pouvait vivre l’autre.

Là cette jeune devant moi, elle vivait ce que je n’étais pas, elle était légère, elle était vivante. Je n’étais pas mort, simplement inapte, là, à prouver à la terre entière que je pouvais être moins ce poids que j’étais. La vie n’est pas une question de temps, elle est une question du poids que l’on donne aux choses, du poids qu’on se donne à soi me répondait mon psy. Et l’apitoiement était ma seule qualité et le plaisir mon seul défaut. Elle avançait plus vite que moi depuis que je la suivais et avait pris cette avance qu’ont les gens heureux sur leur vie, cette avance qui faisait que chaque épreuve, chaque déception n’était pas un retour en arrière mais une simple chose à surmonter, un petit tas à balayer devant la porte, quelques jours quelques mois quelques semaines et puis s’en vont. Moi j’en restais bloqué et malade pendant des semaines. Va te faire soigner me disait Marion. Pour tout pour rien rien n’allait jamais bien. Si je me bloquais le dos, il m’était impossible de prendre le moindre cachet, le moindre anti-douleur. Tu sais Marion je lui disais, on ne peut qu’écrire dans la douleur. Sauf que l’argument valait ce qu’il valait il y a dix ans. C’était vrai, je ne pouvais faire autrement, l’ivresse de la douleur me faisait pondre des textes à la vitesse d’une Amélie Nothomb, l’accouchement en moins. Aujourd’hui même la douleur ne m’aidait plus à écrire, il y avait ce blocage, cette vie que je ne menais pas, et l’idée – fausse – que je me faisais de celle des autres.

 

La jeune s’est arrêtée pour traverser, remontant l’avenue de la République, elle cherchait à rejoindre le trottoir d’en face, avenue Parmentier, la librairie dont le nom rappelait qu’il y avait des gens qui guettaient le vent. Elle s’appelle Les guetteurs de vent. Je joue à pile ou face je me suis dit. Pile je la suis jusqu’au bout. Face je la suis jusqu’à ce qu’elle passe devant la librairie et je m’y arrêterai. Lire la prose des autres me rendra peut-être mes lignes manquantes, ces pans de vies que je n’écris plus. Face. Elle a traversé et je l’ai suivi encore. Pour la regarder marcher. Pour la regarder être. Quelques mètres. En regardant une dernière fois ses fesses, j’ai aperçu sa manche droite, elle avait un trou. Elle est passée devant la librairie. Je m’y suis arrêté.
(Si vous saviez comme j’aimerais pouvoir prendre le temps d’écrire plus souvent, y’a tout qui prend vie !)